2) LES DIEUX ET LES HOMMES

Toute religion a son système de référence absolue, en l’occurrence une ou plusieurs divinités dont la personnalité, la fonction et le comportement sont exemplaires. Il n’est pas question ici d’essayer de savoir si ce ou ces dieux sont des entités réelles, extérieures au monde humain, régissant ou conseillant les êtres vivants selon un plan prévu à l’avance et une finalité précise, ou s’ils sont simplement des projections idéalisées de l’esprit humain tourmenté par le désir de parfaire le monde en justifiant sa propre existence. Dans ce genre de débat, le thème du pari de Pascal est toujours d’actualité, et quelle que soit la solution choisie, on ne peut que constater, dans le temps et dans l’espace, la présence de divinités auxquelles des êtres humains ont cru, et avec lesquelles ils ont établi réellement ou symboliquement des rapports d’interdépendance, notamment sous forme d’actes cultuels. De la même façon, on ne peut que constater qu’il existe des récits qui mettent en scène ces divinités et les font se comporter en une série d’actes significatifs, récits que, faute de mieux, on qualifiera de « mythologiques ». Ce sont ces divinités qu’il convient d’examiner à travers ce que nous en présentent l’histoire, l’archéologie et la tradition.

Comme les autres religions, le druidisme a eu ses dieux, encore qu’il faille souvent s’interroger sur la signification réelle que donnaient les druides à ce terme : dieux personnalisés ou fonctions spécialisées de la divinité. Mais c’est un autre problème. Nous connaissons ces dieux par des témoignages d’auteurs anciens, par des inscriptions votives ou funéraires, des représentations plastiques, et surtout, à une époque plus tardive, par les récits épiques irlandais et gallois qui nous en donnent une image plus fournie encore qu’altérée puisque héroïsée. Cela ne facilite pas le repérage exact. « Les divinités gauloises sont souvent restées à peine plus personnalisées que les numina, ces forces mystérieuses auxquelles on peut attribuer des qualités. » « Beaucoup de ces divinités ne sont souvent que des noms auxquels nous attribuons des qualités d’une manière assez arbitraire, en partant de comparaisons effectuées par les Latins avec leurs propres dieux, ou par assimilations hypothétiques »[59]. On ne peut pas ne pas penser à ces héros des récits épiques irlandais qui prononcent souvent la fameuse formule : « Par le Dieu que jure ma tribu ! » Les noms de ces dieux divergent également d’un pays à un autre, et même si l’on y discerne une certaine constante, ils ne sont pas forcément fiables. « Le groupe linguistique auquel on croit pouvoir rattacher le nom d’un dieu n’est pas une preuve que la divinité recouverte par ce nom appartienne au vieux panthéon du peuple parlant la dite langue. Il en est ainsi pour tous les Apollon de l’époque gallo-romaine dont le nom est accolé ou substitué à des noms qui ne sont pas toujours celtiques, recouvrant d’anciennes divinités indigènes »[60].

Mais, comme toujours en pareil cas, on est bien obligé de recourir au témoignage de César, parce que le plus ancien et le plus précis. « Le dieu qu’ils honorent le plus est Mercure : ses statues sont les plus nombreuses, ils le considèrent comme l’inventeur de tous les arts, il est pour eux le dieu qui indique la route à suivre, qui guide le voyageur, il est celui qui est le plus capable de faire gagner de l’argent et de protéger le commerce. Après lui, ils adorent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Ils se font de ces dieux à peu près la même idée que les autres peuples : Apollon guérit les maladies, Minerve enseigne les principes des ouvrages et des techniques, Jupiter est le maître des dieux, Mars préside aux guerres » (César, I, 17). On remarquera la place privilégiée de Mercure et ses multiples fonctions, puis la triade nettement secondaire représentée par Apollon-Mars-Jupiter, avec une anomalie, puisque Jupiter, « maître des dieux », ne paraît pas particulièrement mis en valeur, enfin le rôle « artisanal » de Minerve. Mais quand César prétend que les Gaulois se font à peu près la même idée de ces dieux que les autres peuples, c’est-à-dire essentiellement les Romains et les Grecs, on peut se permettre d’être dubitatif : l’essai d’interprétation de César lui-même prouve le contraire. Il est vrai que « pour un Romain, l’univers s’arrête aux frontières des possessions de son pays. En dehors de cet univers, il n’existe que des peuples ignorants qu’il importe d’exploiter au mieux. Ces peuples ont des conceptions religieuses primitives, aussi César n’hésite-t-il pas, dans son orgueil et sa mentalité de seul civilisé, à prendre comme référence les dieux romains pour décrire la religion gauloise. Il ne serait pas objectif de croire que les Gaulois avaient des croyances semblables à celles des Romains »[61]. C’est dire qu’il ne faut pas prendre cette tentative d’interprétation de César à la lettre. Il n’en reste pas moins que César a cité un grand dieu (qui n’est pas Jupiter), trois autres dieux de moindre envergure mais cependant très vénérés, et une déesse. C’est déjà l’ébauche d’une hiérarchie divine.

Et cette hiérarchie est d’essence indo-européenne. « César, ami de certains druides, avait défini excellemment… les cinq dieux principaux des Gaulois ; il les avait définis par des critères sociaux, il les avait distribués – patrons et non symboles – à travers les grandes activités de la vie sociale : le premier, assimilé à Mercure, est l’inventeur des arts, le maître des chemins et le régent du commerce et des gains ; un autre, un Jupiter, a la souveraineté céleste ; un Mars préside à la guerre ; un Apollon chasse les maladies ; une Minerve enfin est l’institutrice des métiers. Cela correspond à la théorie générale du monde, qu’on retrouve dans l’épopée irlandaise »[62]. C’est en effet l’épopée des anciens Irlandais qui peut permettre de comprendre et d’expliquer le témoignage de César, principalement cette seconde Bataille de Mag Tured où l’état-major des Tuatha Dé Danann constitue un répertoire à peu près complet du panthéon celtique.

Le Dieu au-dessus des dieux

Le Mercure gaulois dont parle César et dont il nous dit qu’à son époque il y avait de nombreuses statues (simulacra) répandues dans toute la Gaule[63], n’a pas grand-chose à voir avec le Mercure romain, ni même avec l’Hermès grec, sinon quant au commerce d’une part, et à la route d’autre part. César ne nous donne pas son nom indigène, mais nous pouvons le restituer facilement en Lugos ou Lugu, nom qui a servi à former des toponymes aussi importants que ceux de Lyon, Loudun, Lyon, ou Leyde, qui sont des lugudunum (Forteresse de Lugu). Et c’est l’irlandais Lug de la Bataille de Mag Tured.

La présentation de Lug, qui est très complète, entre dans le cadre de la narration des événements qui se déroulent, en Irlande, entre la première et la seconde bataille de Mag Tured. Les Tuatha Dé Danann ont vaincu les Fir Bolg avec l’aide des Fomoré, ces géants mystérieux qui figurent le Chaos, c’est-à-dire les forces inorganisées. Mais, par suite de l’incapacité de leur roi Nuada, qui a perdu un bras et qui ne peut plus gouverner, les Tuatha sont tombés dans la dépendance des Fomoré qui les exploitent lourdement. Mais Nuada, muni d’un bras d’argent, redevient roi et convie les chefs des Tuatha à un festin. La salle du festin est soigneusement gardée par un portier qui ne laisse entrer personne qui n’ait un art original et différent des arts pratiqués par ceux qui sont à l’intérieur. Nous sommes dans le domaine de la spécialisation à outrance, et il ne peut y avoir de double emploi, le festin ne réunissant que l’élite intellectuelle, guerrière et artisanale des Tuatha Dé Danann. C’est alors qu’apparaît un jeune guerrier du nom de Samildanach (Multiple Artisan), « aimable et beau, avec un équipement de roi »[64].

Le jeune guerrier demande à entrer. On l’oblige à se nommer, et l’on apprend ainsi qu’il s’agit de « Lug Lonnandsclech, fils de Cian, fils de Diancecht, et d’Eithné, fille de Balor »[65]. Les deux grands-pères de Lug sont donc respectivement, du côté paternel, Diancecht, le dieu-médecin des Tuatha Dé Danann, et du côté maternel, Balor, redoutable guerrier géant borgne, dont l’œil unique peut foudroyer n’importe qui lorsque quatre hommes lui soulèvent sa lourde paupière avec un crochet poli[66]. Et Balor, qui possède un caractère titanesque et cyclopéen incontestable, est l’un des chefs des Fomoré. Ce n’est pas gratuit. Étant à la fois Tuatha et Fomoré, Lug participe à une double nature originelle, ce qui lui donnera son caractère exceptionnel et finalement hors de toute classification. En effet, non seulement il a, des Tuatha Dé Danann, la puissance organisatrice, socialisée et spiritualisée à l’extrême, mais il y ajoute, des Fomoré, la force brutale, instinctive, inorganisée mais terriblement efficace. Lug est une véritable synthèse de deux forces qui s’opposent et se combattent. Il est l’incarnation même d’un monisme philosophique, la constatation personnalisée du refus celtique du principe de la dualité. Sur un autre plan, on pourrait considérer Lug comme l’exemple le plus frappant de ce que, sur les découvertes de Freud, voulaient réaliser les Surréalistes[67].

Le jeune guerrier insiste pour entrer. Le portier lui demande : « Quel art pratiques-tu ? Car personne ne vient sans art à Tara »[68]. Lug répond qu’il est charpentier. Le portier lui réplique qu’il y en a déjà un. Lug dit alors successivement qu’il est forgeron, champion, harpiste, héros, poète et historien, sorcier, médecin, échanson et bon artisan. À chaque fois, le portier répond qu’il y en a déjà un et refuse à Lug d’entrer dans la salle du festin de Tara. Alors Lug dit : « Demande au roi s’il a un seul homme qui possède tous ces arts, et s’il en a un, je n’entrerai pas à Tara »[69]. Le portier va trouver Nuada et lui raconte sa conversation avec le Samildanach. Le roi ne peut que convenir du fait qu’il n’a pas un seul « multiple artisan » à son festin.

Mais ce n’est pas suffisant pour que Lug puisse entrer. Le roi lui envoie un jeu d’échecs pour qu’il essaye une partie. Il gagne. Alors on le fait entrer, mais le dieu Ogmé le soumet à une autre épreuve. Ogmé, qui a un caractère nettement hérakléen, traîne une énorme pierre « pour laquelle il fallait les efforts de quatre-vingts jougs » et lance un défi à Lug. Celui-ci soulève la pierre et la jette à travers la maison. Ce n’est pourtant pas fini : Lug doit jouer de la harpe. « Le jeune guerrier joua alors un refrain de sommeil aux troupes et au roi la première nuit. Il les jeta dans le sommeil depuis cette heure-là jusqu’à la même heure du jour suivant. Il joua un refrain de sourire, et ils furent tous dans la joie et la gaieté. Il joua le refrain de tristesse, si bien qu’ils pleurèrent et se lamentèrent »[70]. Lug a ainsi fait ses preuves. Nuada tient conseil avec les autres chefs des Tuatha. Finalement, « Samildanach… alla sur le siège du roi et le roi se tint debout devant lui pendant treize jours »[71]. C’est donc le triomphe pour Lug, et ce triomphe, accompagné de l’effacement temporaire du roi, n’est pas sans rappeler certaines traditions indo-européennes, germaniques en particulier[72].

Tout cela fait apparaître Lug comme un personnage hors de toutes les catégories et hors de toutes les fonctions parce qu’il les assume toutes à la fois. C’est ce qui ressort nettement des réponses qu’il donne au portier. Il appartient à la classe sacerdotale en tant que harpiste, poète-historien, sorcier, médecin et échanson ; à la classe guerrière en tant que champion et héros ; à la troisième classe, celle des producteurs, en tant que charpentier, forgeron et artisan. Les prétentions qu’il affiche à l’entrée de la salle de Tara sont mises à l’épreuve à l’intérieur, et là encore les fonctions sont nettes. Par l’épreuve de la pierre, il manifeste sa force, donc son appartenance à la classe guerrière. Par l’épreuve de la harpe apparaît son caractère sacerdotal. Il n’y a pas d’épreuve artisanale (mais peut-être se trouvait-elle dans une version primitive du récit), par contre l’épreuve du jeu d’échecs met en évidence la capacité royale de Lug. Les échecs sont en effet un jeu réservé au roi, et par la valeur intrinsèque du jeu lui-même, ils constituent une exaltation théorique et symbolique du fonctionnement de la royauté[73]. En gagnant la partie, Lug est en somme choisi parmi la classe guerrière pour occuper – ne fût-ce que temporairement – la fonction royale. Par la même occasion, il prouve sa valeur de tacticien et se montre capable d’assumer les fonctions de chef suprême, fonctions qu’il occupera pendant les préparatifs et le déroulement de la bataille de Mag Tured. Lug, par sa double appartenance (Tuatha et Fomoré) et par sa position hors classe, permet au monde de trouver son équilibre, privilégiant les forces organisées (les Tuatha) et maîtrisant les forces instinctives inconscientes (les géants Fomoré). C’est ce que ne réussit pas Odin, dans la mythologie germanique, beaucoup plus pessimiste, et où l’équilibre entre les Dieux et les Géants est constamment menacé.

Dans une autre version de la seconde Bataille de Mag Tured, Lug est décrit avec toute la splendeur qui convient à son rang. Il « revêtit son équipement merveilleux, inconnu, d’outremer, à savoir sa chemise de lin, brodée de fil d’or sur sa peau blanche, et sa tunique bien connue, confortable, de satin multicolore habituel, de la brillante Terre de Promesse[74], sur lui, à l’extérieur. Il revêtit son tablier très large et très beau d’or fin, avec des franges, des agrafes et des bordures, sa ceinture de guerre compacte avec sa bouche et son ouverture. Il prit sa nouvelle cuirasse d’or avec de belles gemmes d’escarboucle, avec de belles pommes incrustées d’or, d’où retentissaient les appels d’une armée multiforme et inconnue. Il prit le large bouclier d’or, terrible, en bois rouge pourpre avec une pointe d’or très acérée et terrible, avec un umbo magnifique de bronze blanc et une bosse d’or bien disposée, avec des chaînes de vieil argent entrelacées et tendues, avec des courroies splendides marquées de nombreux signes. Il prit son épée longue, sombre et très tranchante, sa lance empoisonnée, large, cruelle, au fût épais, héroïque, à cinq pointes, dans l’autre main. Il saisit sa pierre de fronde pour le jeu de briser les boucliers des héros aux armes rapides. Il chercha sa massue de bataille à lourde tête pour en faire usage contre les crânes puissants »[75]. Et son comportement n’est pas moins impressionnant : « C’était la colère d’un lion enragé, le bruit de la mer aux grandes vagues, le grondement de l’océan aux franges bleues, que la colère du héros rapide, Lug, massacrant les ennemis, luttant contre leurs tributs et défendant l’Irlande »[76]. Certes, il y a loin entre ces descriptions enthousiastes – où l’esprit « patriotique » irlandais se fait jour – et les représentations plastiques du Mercure gallo-romain, le « Dieu à la Bourse », qui fait bien pâle à côté, avec son aspect de petit bourgeois enrichi. Les Gaulois romanisés n’ont plus vu de Lug que son caractère de protecteur du commerce attaché à la troisième fonction. C’est peu compatible non plus avec l’affirmation de César qui le place avant tous les autres dieux.

Car le Lugu gaulois a dû effectivement être l’objet d’un culte très important. Son nom, nous l’avons dit, est attaché à la ville de Lyon. Or Lyon était une sorte de ville sacrée chez les Gaulois indépendants. Une légende rapportée par le pseudo-Plutarque raconte que la ville fut fondée à un emplacement désigné par une troupe de corbeaux. Et le corbeau est l’animal symbolique de Lug, ce qui peut paraître paradoxal : le nom de Lug réfère indubitablement à une racine qui signifie « lumière » et « blancheur » (grec leukos, blanc, latin lux, lumière) et le corbeau, par sa couleur noire, semble davantage exprimer la nuit ou l’obscurité. Mais c’est un fait : d’une façon ou d’une autre, Lug est relié au corbeau dans la tradition comme dans la représentation plastique, et le mythe de fondation de Lyon y fait clairement allusion. En tout cas, le symbolisme sacré de Lyon se rattache au culte de Lug. On sait que les grandes fêtes celtiques avaient lieu quatre fois par an, quarante jours après un solstice ou un équinoxe, le premier de novembre, de février, de mai et d’août. La fête du 1er août en Irlande se nommait Lugnasad, c’est-à-dire « les noces de Lug », et la tradition précise que c’est Lug lui-même qui avait institué cette fête, consistant en une grande assemblée dans la plaine de Meath, en l’honneur de sa mère adoptive Taïltiu (un ancien Talantio), sorte de divinité tellurique. Or, quand les Romains eurent organisé la Gaule, ou plutôt les Gaules[77], ils firent de Lyon la capitale politique, intellectuelle et religieuse de ce grand ensemble. Auguste y institua des fêtes le premier jour d’août (Augustus) qui était son mois, fêtes évidemment vouées au culte de Rome et de l’Empereur, et c’est à Lyon que se tinrent des assemblées gauloises qu’on nomme Concilia Galliarum. Cela n’était pas un hasard. De la même façon, comment s’étonner de constater que Lyon a été la première ville gauloise à être touchée par le christianisme ? Et n’oublions pas que dans la nomenclature de l’Église Catholique Romaine, l’archevêque métropolitain de Lyon porte toujours le titre officiel de « Primat des Gaules ».

Et Lug, tant bien que mal assimilé à Mercure, a perduré dans la dévotion des Gallo-Romains. L’archéologie a mis au jour plus de 450 inscriptions dédiées à Mercure, et plus de 200 représentations, statues ou bas-reliefs. C’est beaucoup plus que pour les autres dieux, en Gaule tout au moins. Il porte souvent des surnoms, ceux-ci étant les plus divers, indiquant la fonction plus précise, ou le lieu de culte. Ainsi le Mercurius Arvernus dont l’épithète ne pose aucun problème, ou encore le Mercurius Iovantucarus qui est littéralement le « Protecteur de la Jeunesse ». Et lors de la christianisation, de nombreux sanctuaires voués à Mercure sont devenus des Monts saint Michel, ce qui n’est pas sans rapport avec les fonctions lumineuses et solaires de Lug transférées sur l’archange lumineux. Parfois, ce Mercure est représenté selon l’image classique romaine, avec le pétase et le caducée. Parfois, il est accompagné d’un animal qui prend plus d’importance que dans la tradition romaine. Parfois apparaît l’image spécifiquement gallo-romaine du serpent à tête de bélier. Parfois encore, au lieu d’être un jeune homme ou un adulte athlétique, Mercure est un vieillard barbu vêtu d’un vêtement de laine à la gauloise et tenant un bâton (le bâton du voyageur ?). Un bas-relief de Strasbourg le représente avec un marteau, ce qui le ferait assimiler à une divinité différente, de type martien, ou si l’on prend la référence irlandaise, du type d’Ogmé ou du Dagda. Enfin, certaines représentations associent Mercure avec le culte phallique, et d’autres le montrent en compagnie d’une déesse, notamment dans la Gaule de l’est et du sud-est où cette déesse porte le nom de Rosmerta, « la pourvoyeuse », caractéristique de la troisième fonction. Il faut noter enfin qu’une des scholies de la Pharsale de Lucain assimile Mercure à Teutatès, divinité qui fait partie de la triade énoncée par Lucain lui-même, mais dont on n’est pas sûr qu’il s’agisse d’un dieu personnalisé[78]. Et il y a, à Reims, un Mercure à trois têtes, ce qui nous ramène à une des caractéristiques de la tradition celtique, l’importance du nombre « trois » et du triplement.

Le moins qu’on puisse dire, cependant, c’est que Lug, tel qu’il est décrit dans l’épopée irlandaise, est fort éloigné du Mercure tel que l’imaginaient les Romains. Il a peut-être plus d’affinité avec l’Hermès grec, ne serait-ce que parce qu’il protège les routes et les voyageurs, et surtout parce qu’il est le dépositaire des secrets des dieux en tant que Multiple-Artisan. Lug aussi porte des surnoms. Samildanach en est un. Mais il est aussi Lonnbeimenech (celui qui frappe furieusement), Lamfada (à la longue main), ou encore Grianainech, terme dans lequel on reconnaît le mot irlandais signifiant « soleil » ou « chaleur ». Cela, lié au sens du mot Lug (« lumineux »), donne un caractère solaire au personnage, et il n’est pas étonnant que son culte ait été remplacé par celui de saint Michel. Mais il ne semble pas qu’il soit à comparer avec l’Apollon gréco-romain, encore que ses attributs soient le corbeau (comme Apollon) et surtout la lance, apportée de Gorias, une des villes des îles du nord du monde, par les Tuatha Dé Danann : « aucune bataille n’était gagnée contre elle ou celui qui l’avait à la main »[79]. Cette lance peut très bien symboliser les rayons du soleil qui apportent la chaleur, les maladies, la mort, mais aussi la guérison, car tout objet divin est ambivalent[80].

En réalité, le seul dieu indo-européen avec lequel Lug soutient la comparaison est le germanique Odin-Wotan. Il a même des traits communs avec lui. Comme Odin, Lug est supérieur à tous les dieux, bien qu’il ne soit pas non plus le dieu primordial. Comme Odin, Lug est chef suprême de l’armée des dieux contre les géants. Comme Odin, Lug est possesseur d’une lance merveilleuse. Comme Odin, Lug fait la guerre non seulement de façon héroïque, mais aussi de façon magique (thème varunien). Comme Odin, Lug a une affinité avec le corbeau. Comme Odin, maître des runes et protecteur des poètes, Lug est maître poète et musicien. Enfin, si Odin est borgne, Lug est le petit-fils d’un borgne à l’œil pernicieux, et pour opérer sa magie, dans le combat, il ferme un œil. Cela fait beaucoup de ressemblances. Seul l’aspect très varunien d’Odin n’apparaît pas vraiment, à une exception près, chez Lug. Ce rôle est tenu davantage par le Dagda, ou par Ogmé dans la mythologie irlandaise, et par Gwyddyon, fils de Dôn, dans la mythologie galloise. Celui-ci, héros de la quatrième branche du Mabinogi, a des rapports plus nets avec Odin-Wotan. Il est expert en combats magiques, en batailles végétales[81]. Il est tortueux, hypocrite et faux-jureur comme Odin. Il transforme son aspect comme Odin, et connaît également tous les secrets du monde ainsi que les cachettes des trésors. Son nom réfère à la même racine indiquant à la fois la connaissance, la fureur divine et le bois. Et Gwyddion est hors classe : il est druide, guerrier et multiple artisan, et son fils incestueux Lleu Llaw Gyffes, le « Lion à la Main sûre », a des rapports étymologiques avec Lug à la Longue Main et à « la lance qui ne manque jamais son coup ».

Si l’on veut résumer la personnalité de Lug, en tant que correspondant du Mercure gaulois signalé par César, il suffit de dire qu’il est absolument hors classe. Il n’est pas le dieu primordial. Il n’est pas le dieu des commencements. Il n’est même pas le roi des dieux. Et pourtant il est au-dessus de tous les autres, incarnant à lui tout seul l’ensemble des fonctions divines qui, dans l’optique du druidisme, sont aussi, fondamentalement, les fonctions que l’humanité doit accomplir pour réaliser l’unité du monde d’en-haut et du monde d’en-bas, unité sans laquelle le Chaos domine, en l’occurrence les Fomoré.

Le médecin et le Soleil

Après Mercure, César signale, sans doute en raison de l’importance de son culte, le dieu Apollon qui guérit les maladies. Ce n’est donc pas l’aspect solaire de cette divinité qui est mis en évidence, mais son aspect guérisseur. Il faut dire que la figure d’Apollon n’appartient pas à la mythologie romaine, où il a été introduit d’abord par les Étrusques, qui en faisaient une divinité inquiétante liée à la peste et aux épidémies, ensuite par les Grecs pour lesquels prévalait le caractère solaire du personnage. Mais Apollon n’est pas non plus d’origine grecque, malgré le succès de son culte à Delphes et à Délos. C’est une divinité hyperboréenne, probablement d’origine scythique, infiltrée en Grèce au moment de la poussée des Doriens. Le nom d’Apollon réfère incontestablement à une racine indo-européenne d’où découle le nom de la pomme, malum en latin, apple en anglais, apfel en allemand, aval en breton et en gallois. On retrouve au-delà la fameuse île d’Avallon, l’Insula Pomorum, de la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth, l’Émain Ablach, Terre des Fées, de la tradition irlandaise, l’Insula Malifera des traditions antiques, localisée dans la Baltique et où la pomme et l’ambre sont confondus symboliquement[82], et la célèbre fable des Pommes d’Or du Jardin des Hespérides. Après tout, dans l’île d’Avallon, Morgane et ses neuf sœurs connaissent les charmes magiques qui peuvent guérir les blessures mortelles, comme celles du roi Arthur. Et tant à Émain Ablach qu’à Avallon, nul n’est affligé de maladie, de mort ou de vieillesse : c’est assez significatif pour qu’on puisse prétendre à la présence, même non nommée, d’Apollon guérisseur, ou de toute autre divinité équivalente ou analogue.

Précisément, cet Apollon guérisseur existe dans la tradition irlandaise : il apparaît dans l’état-major des Tuatha Dé Danann sous le nom de Diancecht. Et lorsque Lug lui demande quelles sont ses capacités, il répond : « Tout homme qui sera blessé, à moins qu’on ne lui ait coupé la tête, ou à moins qu’on ait entamé la membrane de sa cervelle ou sa moelle épinière, il sera complètement guéri par moi pour le combat du lendemain matin »[83]. On comprend d’ailleurs pourquoi les Celtes coupaient la tête de leurs ennemis, même apparemment morts : ils n’avaient aucune envie de les voir remis sur pieds par l’habileté des médecins-sorciers. D’ailleurs, Diancecht est celui qui a mis un bras d’argent à Nuada, « avec en lui le mouvement de chaque bras ». Mais le fils de Diancecht, Miach, va encore plus loin : « Il alla au bras coupé de Nuada. Il dit « joint sur joint » et « nerf sur nerf », et il le guérit en trois fois neuf jours »[84]. Jaloux de son fils, Diancecht le frappe d’un coup d’épée qui lui coupe la peau jusqu’à la chair de la tête. Le garçon se guérit par son art. Une deuxième fois, Diancecht frappe jusqu’à la membrane du cerveau. Le garçon guérit encore. Une troisième fois, Diancecht frappe, mais cette fois atteint la cervelle. « Miach mourut. Diancecht dit que le médecin lui-même ne l’aurait pas guéri de ce coup »[85].

La suite de cette banale histoire de jalousie est assez curieuse. Miach est enterré, et « des plantes au nombre de trois cent soixante-cinq poussèrent sur sa tombe, identiques au nombre de ses jointures et de ses nerfs »[86]. Alors, une fille de Diancecht, Airmed, cueille les plantes et les range selon leurs qualités. Mais Diancecht « vint à elle et mêla les plantes, si bien qu’on ne connaît pas leurs effets propres, à moins que le Saint-Esprit ne l’ait révélé par la suite »[87]. La réflexion du transcripteur chrétien ajoute de la force au fait : nul, sauf Diancecht et Airmed, ne connaît la médecine universelle, celle des plantes, et cette connaissance ne peut être qu’un don divin. C’est affirmer du même coup le caractère divin de la médecine. Cet épisode n’est d’ailleurs pas sans faire penser à la mythologie germano-scandinave, à propos du sang de Kvasir et de la Tête de Mimir : c’est à la suite d’un rituel sanglant, fût-il symbolique, et du démembrement d’un personnage mythique, que s’offre la possibilité de connaissance des grands secrets de la vie et de la mort. Le sacrifice de Jésus a la même valeur. Et le culte de l’Eucharistie, comme du Précieux Sang (conforté par la légende christianisée du Graal), remonte, à travers différentes historicisations, à la même origine.

Tout cela est néanmoins à mettre en rapport avec la « Fontaine de Santé » des Tuatha Dé Danann. Au cours de la bataille de Mag Tured, les blessés sont nombreux, comme il se doit. « On fit alors ceci : mettre du feu dans les guerriers qui avaient été blessés là afin qu’ils fussent plus brillants le lendemain matin. C’est pour cette raison que Diancecht et ses deux fils et sa fille, c’est-à-dire Octriuil, Airmed et Miach[88], chantaient des incantations sur la source dont le nom est Santé. Leurs hommes blessés mortellement y étaient cependant jetés tels qu’ils avaient été frappés. Ils étaient vivants quand ils en sortaient. Leurs blessures mortelles étaient guéries par la force de l’incantation des quatre médecins qui étaient autour de la fontaine »[89]. « Un autre nom de cette fontaine est cependant Lac des Plantes car Diancecht y mettait un plant de chacune des herbes qui poussaient en Irlande »[90]. Cela se retrouve dans la tradition galloise, notamment dans la seconde branche du Mabinogi. Il s’agit du chaudron de Brân Vendigeit « dont voici la vertu : si on te tue un homme aujourd’hui, tu n’auras qu’à le jeter dedans pour que le lendemain il soit aussi bien que jamais, sauf qu’il n’aura plus la parole »[91]. Effectivement, après une bataille, on allume du feu sous ce chaudron. « On jeta les cadavres dedans jusqu’à ce qu’il fût plein. Le lendemain, ils se levèrent redevenus guerriers aussi redoutables que jamais, sauf qu’ils ne pouvaient parler »[92]. Ce rituel fait penser à l’étrange figuration d’une des plaques gravées du célèbre chaudron de Gundestrup[93] : sur le plan inférieur, des guerriers défaits avancent à pied vers la gauche ; dans cette partie gauche une sorte de géant trempe un guerrier la tête en bas dans un bassin ; sur le plan supérieur, les guerriers, à cheval cette fois, retournent vers la droite[94]. S’agit-il d’un rituel sacrificiel en l’honneur de Teutatès, tel qu’il est présenté dans une des scholies de la Pharsale de Lucain, à savoir l’immersion et l’étouffement d’une victime dans un chaudron[95], ou de l’illustration de cette tradition concernant la Fontaine de Santé et le Chaudron de Résurrection ? À moins que le rituel sacrificiel en l’honneur de Teutatès ait été mal compris, et qu’il s’agisse, comme dans certains rituels de Samain, d’une simulation destinée à renforcer la valeur guerrière. De toute façon, c’est ce même chaudron que, dans le récit gallois du Graal, le héros Peredur raconte : « Il vit venir un cheval portant en selle un cadavre. Une des femmes se leva, enleva le cadavre de la selle, le baigna dans une cuve remplie d’eau chaude qui était plus bas que la porte et lui appliqua un onguent précieux. L’homme ressuscita, vint le saluer et lui montra joyeux visage. Deux cadavres arrivèrent encore portés en selle. La femme les ranima tous deux de la même façon que le premier »[96]. On remarquera la présence de la fille de Diancecht à la Fontaine de Santé et le rôle de la femme mystérieuse dans le récit de Peredur. Et comme Peredur est le Perceval gallois, on ne peut guère oublier le Graal, ni le fait que le Roi-Pêcheur blessé ne survit, dans certaines versions, que grâce au Graal[97].

Ce qui concerne l’action de Diancecht à la Fontaine de Santé, comme d’ailleurs le rituel d’immersion dans le chaudron, ne paraît pas un élément isolé ou propre à la tradition mythologique. Cela semble avoir été réellement vécu, notamment en Gaule et en Grande-Bretagne, au temps de l’indépendance celtique et bien après : la pratique des cures thermales, attestée chez les Gaulois, propagée par les Romains, et l’existence des temples parsemés d’ex-voto sur l’emplacement de certaines sources, en particulier celles de la Seine, en constituent la preuve.

Les Gaulois étaient en effet persuadés des effets bienfaisants des eaux et exploitaient certaines sources à des fins médicinales. Les Romains en ont largement profité. Par exemple, à Saint-Père sous Vézelay (Yonne), on a découvert, au-dessous des installations romaines, les substructures d’un appareillage gaulois certes plus rudimentaire mais tout aussi efficace. Il en a été de même dans de nombreux endroits : certaines de ces sources ont été abandonnées depuis longtemps, comme celle de la Herse, en forêt de Bellême (Belisama, l’un des surnoms de la Minerve gauloise), dont une inscription latine révèle qu’elle était dédiée aux « dieux infernaux » (au sens païen du terme) ; d’autres sont mondialement connues et exploitées avec un succès jamais démenti. C’est le cas de Vichy. Mais, à ce propos, une curieuse tradition populaire prétend que les sources de Vichy se trouvaient autrefois à Rougères, vers Varennes-sur-Allier, et que c’est par suite de la malédiction des fées protectrices de ces sources que les eaux se tarirent et jaillirent à Vichy[98]. Effectivement, en 1850, on a découvert à Rougères des vestiges d’installations thermales. Et si l’on voulait dresser une carte complète des sources thermales anciennes sur le territoire de la Gaule, ainsi qu’en Grande-Bretagne, le travail serait long.

Vichy se trouve dans le Bourbonnais. Or le Bourbonnais et l’Auvergne sont, avec les Pyrénées, les plus riches en sources thermales de l’ancien domaine celtique. Et le nom du Bourbonnais a quelque chose à voir avec ces sources : Bourbon provient en effet du nom gaulois Bormo ou Borvo qui signifie « bouillonnement ». Ce nom se retrouve non seulement dans les divers Bourbon, mais encore dans Bourbouilloux, nom de plusieurs rivières, dans Bourbonne-les-Bains et dans La Bourboule. Cela dit, Bormo ou Borvo est l’un des surnoms que porte Apollon dans la statuaire et l’épigraphie gallo-romaines. Comme le mot est apparenté à l’irlandais berbaim, « je bous », et au latin fervere, « cuire », il s’agit donc d’un bouillonnement produit aussi bien par la chaleur que par des dégagements de gaz à température froide. Mais on ne peut que penser au texte de la Bataille de Mag Tured qui, à ce moment-là, n’est pas très clair : il est dit en effet qu’on met du feu dans des cadavres, mais ensuite on les jette dans la Fontaine de Santé. L’alliance du feu et de l’eau paraît incontestable. Dans le Mabinogi gallois, comme dans Peredur, on allume du feu sous le chaudron avant d’y placer les morts ou les blessés. Et que dire de la fameuse Fontaine de Barenton, parfaitement réelle et visible actuellement bien qu’elle soit décrite dans des textes anciens, et qui « bout tout en étant plus froide que le marbre », comme le dit Chrétien de Troyes[99]. Il faudrait aussi, à ce moment-là, prendre en compte les innombrables fontaines sacrées d’Europe occidentale, surtout de celles qui se trouvent en Bretagne armoricaine : elles sont généralement dédiées à un « saint guérisseur » qui en est en somme le génie protecteur, le « deus loci ».

Ce n’est évidemment pas par hasard si ces fontaines ont été ainsi christianisées, permettant à d’antiques pratiques de se maintenir avec la bénédiction des autorités ecclésiastiques. Les exemples caractéristiques seraient innombrables. En voici deux. À Bieuzy-Lanvaux en Pluvigner (Morbihan), la fontaine de saint Bieuzy guérit des maux de tête et des rages de dents si on en boit et si on dit une prière au saint : il faut quand même savoir que la légende raconte que saint Bieuzy, ayant reçu une hache dans le crâne, continua stoïquement à dire la messe, puis fit un long voyage pour aller mourir, sa hache toujours plantée dans le crâne, auprès de son maître saint Gildas. Dans plusieurs paroisses du Morbihan, on trouve des fontaines dédiées à saint Gobrien : on s’y rend en pèlerinage pour obtenir la guérison des furoncles, des « clous », comme on dit, et il est d’usage de jeter un clou de fer dans la fontaine (ou sur le tombeau présumé du saint). Sachons toutefois que le nom de Gobrien provient d’un ancien mot breton ayant donné gov ou goff (Plogoff), et signifiant forgeron. C’est presque le nom du dieu-forgeron des Tuatha Dé Danann, Goibniu, et de son équivalent gallois Govannon ou Gobannon. C’est dire la permanence de ces pratiques médio-religieuses placées sous la protection d’un saint qui a remplacé dans cet office une divinité païenne.

En l’occurrence, l’Apollon gaulois patronne la plupart des sources bienfaisantes de la Gaule et de la Grande-Bretagne, soit directement, soit avec son nom accompagné d’un surnom, soit sous ce seul surnom. Nous avons vu que Borvo est un de ces surnoms. Il y en a d’autres, assez nombreux. Mais les principaux sont Grannus et Belenus, sans compter le Maponos de Grande-Bretagne.

Ce dernier surnom est intéressant dans la mesure où il corrobore exactement une légende mythologique brittonique dont nous avons conservé le schéma dans un passage du récit gallois de Kulhwch et Olwen. Il s’agit de Mabon (forme évoluée de Maponos), fils de Modron (forme évoluée de Matrona, « maternelle », nom de la rivière Marne), qui est emprisonné dans un endroit mystérieux, sous la ville de Kaer Lloyw (Gloucester) dont le nom signifie « Ville de la Lumière ». Depuis sa disparition, sa mère se lamente et le monde n’est plus ce qu’il était. Il est délivré par les compagnons d’Arthur qui, pour ce faire, passent par une rivière « à cheval sur un saumon »[100]. Il est visible que Mabon, dont le nom signifie « filial », représente le jeune soleil prisonnier de la nuit. On retrouve ce Mabon, sous le nom de Mabuz, dans la version archaïque de la légende de Lancelot du Lac[101] : il est le fils de la Dame du Lac, et il est prisonnier dans une étrange cité ; la Dame du Lac enlève le jeune Lancelot, l’élève et l’éduque, puis l’envoie dans le monde avec pour mission de délivrer Mabuz, car c’est à ce prix qu’il connaîtra son nom. Dans la tradition irlandaise, ce personnage de Mabon se reconnaît en la personne d’Oengus, dit le Mac Oc, littéralement le « Jeune Fils », enfant adultérin du dieu Dagda, et qui joue un rôle important dans plusieurs récits mythologiques[102]. Mais cette épithète de Maponos accolée au nom de l’Apollon gaulois le fait déborder de la fonction médicale pure qu’il paraît seulement assumer chez César et dans le mythe irlandais (bien que Diancecht soit après tout le grand-père de Lug). Il n’est pas seulement médecin et protecteur des sources de santé, il est en relation avec la jeunesse, et avec le soleil, et c’est comme tel qu’il semble avoir été vénéré chez les Bretons insulaires, notamment chez les Brigantes et à Carlisle[103].

Mais l’aspect solaire est encore plus net avec Grannus et Belenus. Grannus a donné son nom à Grand, dans les Vosges, et aussi à Aix-la-Chapelle qui est un ancien Aquae Granni (d’où l’allemand Aachen) et qui était un des hauts lieux de son culte. Les inscriptions concernant Apollon Grannus sont assez nombreuses, et elles ont un rapport avec les eaux médicinales. Mais il est possible que le nom de Grannus provienne d’un mot qui a également produit l’irlandais grian, « soleil ». Quant à Belenus, ce surnom qu’Apollon porte chez les Noriques, en Aquilée, en Italie du nord, dans le sud de la Gaule et dans quelques endroits, comme à Beaune (Côte-d’Or) qui est un ancien Belenate, c’est un terme indubitablement solaire. Il faut en effet raccrocher le nom de Belenos au nom de la fête du 1er mai en Irlande, Beltaine (« Feux de Bel »), et lui donner comme signification le « Brillant ». La célèbre Fontaine de Barenton, dans la forêt de Paimpont-Brocéliande, portait autrefois le nom de Bélenton, où l’on peut reconnaître un Bel-Nemeton, c’est-à-dire une « clairière sacrée de Bel ». C’est probablement cette même figure divine qui perdure dans la mythologie et les généalogies – fantaisistes – du Pays de Galles, sous le nom de Béli le Grand, et qu’a reprise Geoffroy de Monmouth dans son Historia Regum Britanniae sous la forme de Belinus. Certaines généalogies en font même l’époux d’une certaine Anna, assimilée à la grand-mère de Jésus, et qui pourrait bien être la Dana irlandaise (et la Dôn galloise). Il apparaît probablement, dans la Chanson d’Apremont, sous les traits du sarrasin Balan, et, indubitablement cette fois, en tant que Balin, le chevalier aux deux épées, auteur du « Coup Douloureux », dans les romans arthuriens qui découlent de Robert de Boron[104]. Et que dire de ces lieux appelés Bel-Air ou Bel-Orient, ou encore Peyre-belle (lieu particulièrement sinistre et sans rapport avec une « pierre belle ») et Aiguebelle ? Le « Signal de Bel-Orient », sur la montagne de Bel-Air, dans les Côtes-du-Nord, paraît davantage un lieu de culte (avec une chapelle qui a dû remplacer autre chose) qu’une appellation due à la situation géographique. Quant au Mont-Saint-Michel du Péril de la Mer, il se nommait autrefois Tombelaine, appellation qui s’est déplacée sur l’îlot voisin : or Tum-Belen n’est pas autre chose que le « Tertre de Belenos ». Le remplacement du dieu « brillant » par l’archange de lumière Michel n’est sûrement pas un hasard.

Mais l’Apollon celtique, sous son aspect de Belenos, pose quelques problèmes. Il ne semble pas que les Grecs, et encore moins les Latins, aient eu un véritable dieu solaire. Chez les Germains, c’est encore plus vague, et il ne suffit pas de prétendre que tel ou tel personnage est un « héros solaire » pour résoudre l’énigme. Chez les Indo-Iraniens, la situation n’est pas plus nette, en dépit du Surya indien qui est d’introduction récente, et d’Ahura-Mazda qui est surtout la Lumière ontologique opposée à Arhimane le ténébreux, dans le cadre de la philosophie zoroastrienne. Et le Mithra de l’époque romaine, qui n’a plus rien à voir avec le Mitra védique, se contente d’emprunter au soleil son symbolisme. Quant aux Scythes, demeurés beaucoup plus archaïques, ils avaient une déesse solaire, la fameuse et cruelle « Diane scythique » qui anime la légende d’Oreste et d’Iphigénie, et dont les Grecs ont fait leur Artémis, en adoucissant considérablement son caractère et surtout, par une sorte de transfert astrologique, en en faisant une déesse lunaire. Il n’existe pas, chez les Indo-Européens, de mythe comparable à celui d’Osiris. Est-ce à dire que le culte solaire n’est pas indo-européen ?

Il est difficile de répondre affirmativement de façon catégorique. Cependant tout le laisse penser. Le monument de Stonehenge, en Grande-Bretagne, dont nous avons déjà parlé, qui date de l’époque mégalithique et de l’Âge du Bronze, est, à cet égard, très révélateur. Signalé par les auteurs de l’Antiquité comme un temple solaire, il a été bâti incontestablement par rapport au lever solsticiel d’été[105]. Il en est de même pour les alignements mégalithiques de Carnac dont les lignes directionnelles paraissent en rapport avec les levers du soleil. Mais, contrairement à des croyances tenaces, ces monuments n’ont strictement rien à voir avec les Celtes : ils sont dus à des populations antérieures et qui n’étaient certainement pas des Indo-Européens. Et l’on sait, par l’archéologie, que l’Âge du Bronze nordique a été le point culminant du culte solaire en Europe.

Tout cela peut balayer une série de notions fausses concernant les croyances et les cultes druidiques. « Quant à Belenos, il pourrait fort bien être le représentant celtisé de la religion solaire de l’Âge du Bronze »[106]. Belenos, Grannus, Maponos-Mabon, et dans une certaine mesure le Mac Oc irlandais, sont vraisemblablement des images empruntées par les Celtes aux populations autochtones qu’ils ont soumises. D’après le Livre des Conquêtes, quand les fils de Mité, c’est-à-dire les Gaëls, ont envahi l’Irlande, ils se sont trouvés en présence des Tuatha Dé Danann. Or, à ce moment-là, les Tuatha ont trois rois, Mac Guill, Mac Cecht et Mac Greine, petits-fils du Dagda, qui sont mariés à trois reines, Banba, Ériu et Fotla. Les noms de ces trois reines sont des éponymes de l’Irlande. Mais les noms des trois rois sont intéressants : « Mac Cuill, c’est-à-dire Sethor ; le coudrier était son dieu ; Mac Cecht, c’est-à-dire Tethor ; la charrue était son dieu ; Mac Greine, c’est-à-dire Cethor ; le soleil était son dieu »[107]. En tant que « Fils du Coudrier », Mac Cuill est représentatif de la fonction druidique, le coudrier (coll) étant un arbre utilisé abondamment dans les pratiques magiques et divinatoires. En tant que « Fils de la Charrue », Mac Cecht est représentatif de la classe des producteurs, avec ceci de particulier que sa fonction concerne l’agriculture : il serait donc un dieu-laboureur, ce qui est exceptionnel chez les Irlandais, peuple d’éleveurs et non d’agriculteurs, et ce qui constituerait la seule mention d’un tel dieu dans la mythologie irlandaise. Enfin, en tant que « Fils du Soleil », Mac Greine ne peut représenter que la seconde classe, celle des guerriers. Car nous retrouvons là encore la tripartition fonctionnelle. Le tout est de savoir pourquoi la classe guerrière est placée sous le patronage du Soleil.

Il faut d’abord insister sur le fait que Mac Greine n’est pas lui-même le Soleil. Son dieu est le Soleil. Il est « Fils du Soleil ». Et c’est là que tout peut trouver une explication.

Belenos a en effet, en Gaule, une sorte d’équivalent féminin, Belisama, dont le nom, un superlatif bien celtique, signifie « très brillante », et qui a donné son nom à la ville de Bellême (Orne). À Vaison-la-Romaine, dans le pays des Gaulois Voconces, on a découvert une inscription en caractères grecs à Belisami. À Saint-Lizier (Ariège), une autre inscription en latin, « Minervae Belisamae sacrum », fait de Belisama le surnom de Minerve. Mais à Bath, en Angleterre, on vénérait une déesse nommée Sul, que Solin assimile également à Minerve, en précisant qu’une flamme perpétuelle brûlait dans son temple, ce qui n’est pas sans rappeler le feu qu’on entretenait à Kildare (Irlande) en l’honneur de la déesse Brigit, plus tard, dans l’abbaye chrétienne, en souvenir de sainte Brigitte. De toute évidence, Sul est une déesse-soleil. Alors pourquoi Minerve ? On a proposé d’y voir un rapport avec l’éclat du feu, Minerve, fille du dieu du ciel, personnifiant l’éclair[108]. Ce n’est pas très convaincant. Il vaut peut-être mieux envisager le problème sous l’angle de la Minerve celtique, qui est incontestablement Brigit, au triple visage. Or, nous le verrons, cette triple Brigit, qui apparaît sous différents noms dans la mythologie irlandaise, est à la fois poétesse (donc druide), guerrière et maîtresse des techniques : elle recouvre donc les trois fonctions à elle seule, ce qui peut facilement expliquer sa composante solaire. Et cette composante solaire serait liée à la classe des guerriers.

C’est une intrusion dans la tradition germano-scandinave qui peut permettre une compréhension de cette notion complexe, étant bien entendu qu’il ne s’agit pas de l’expliquer par une origine germanique, ni d’insister sur l’influence irlandaise incontestable qui s’est exercée sur les skaldes d’Islande, transmetteurs de cette tradition. Le postulat est tout simplement que les Germano-scandinaves, comme les Celtes, ont hérité de données non indo-européennes indigènes et nordiques remontant au moins à l’Âge du Bronze. La légende de Siegfried-Sigurd en est le support. En effet, quand le héros, après avoir tué le dragon Fafnir et son initiateur Regin, donc en possession de pouvoirs merveilleux, délivre la valkyrie endormie, le mythe devient très précis, même si les trois ou quatre versions de la légende divergent sur des détails. Cette valkyrie, revêtue d’une cuirasse guerrière, est au milieu d’une forteresse entourée d’un rempart de flammes. Le héros franchit les flammes et délivre – ou conquiert – la valkyrie, que celle-ci se nomme Brunhild ou Sirgdryfa. Et par la suite, le destin de Siegfried-Sigurd sera lié indéniablement et inexorablement à celui de la valkyrie, comme Tristan, dans la légende celtique, est lié à Yseult, après l’épreuve du philtre. Le symbolisme est clair : la forteresse entourée de flammes est le soleil, et la valkyrie, qui se trouve au centre, est la déesse-soleil. Siegfried-Sigurd, qu’on a tant voulu faire passer pour un héros solaire, est en réalité un homme-lune qui reçoit sa lumière du soleil, c’est-à-dire sa force et même sa vie, tout comme Tristan, qui ne peut vivre plus d’un mois – le temps d’une lunaison – sans retrouver Yseult[109]. Or la valkyrie a expliqué au héros qu’elle était, par sa fonction de valkyrie, autrefois vêtue d’un plumage de cygne. Elle est donc une femme-cygne. Et les femmes-cygnes sont innombrables dans la tradition celtique, particulièrement irlandaise. C’est le propre des femmes du sidh, c’est-à-dire des déesses des Tuatha Dé Danann, de se transformer en cygnes[110]. Et le cygne, animal nordique, hyperboréen, est un symbole solaire, lié à Apollon. Et Yseult la Blonde, équivalent celtique de Brunhild-Sirgdryfa, a un caractère éminemment solaire. Et le prototype d’Yseult, dans la mythologie irlandaise, est une certaine Grainné, dont le nom provient incontestablement de grian, le « soleil »[111]. Dans la tradition celtique, le rôle solaire n’est pas tenu par un homme, mais par une femme. La lune est masculine dans les langues celtiques (et dans les langues germaniques), et c’est le soleil qui est féminin. Et le calendrier celtique est lunaire. D’ailleurs les Gaulois « mesurent la durée, non pas d’après le nombre de jours, mais d’après celui des nuits » (César, VI, 18).

En somme, la valkyrie, femme-guerrière, est aussi femme-soleil. Cela explique peut-être l’assimilation de Belisama à Minerve-Athéna, qui sortit tout armée du cerveau de Zeus-Jupiter, et aussi pourquoi Mac Greine, « Fils du Soleil », représente, dans la triade du Livre des Conquêtes, la fonction guerrière. Mais cela nous montre surtout que le soi-disant héros solaire, qui a fait la joie des mythologues, est en réalité un homme-lune dépendant de la femme-soleil dont il est soit le fils, soit l’amant, différence qui n’existe pas sur le plan du mythe puisqu’il s’agit seulement d’établir un rapport intime entre deux personnages symboliques.

Donc, si l’on veut bien admettre l’existence, dans la tradition celtique, d’un personnage féminin qui a hérité des prérogatives et des fonctions d’une ancienne déesse solaire de l’Âge du Bronze (du type de la Diane scythique, à la fois lumineuse et redoutable), il faut supposer que Mac Cecht est « fils de la déesse-soleil ». Et à partir de là, que Mabon-Maponos est le fils de l’antique déesse-soleil Modron-Matrona. On a dépouillé l’Artémis grecque – et la Diane romaine – de ses attributs solaires en les transférant à Apollon dont on a fait, sans doute abusivement, son frère. Dans la tradition celtique, on observe cette même tendance : c’est le fils, ou l’amant, qui porte la coloration solaire au détriment de sa mère – ou maîtresse. Donc Modron-Matrona peut représenter un des visages de l’antique déesse-soleil, celle qui était appelée Sul à Bath, et dont le caractère médicinal est évident puisqu’elle protège les eaux guérisseuses. Que dire d’ailleurs des « dames blanches » du folklore pyrénéen et du rapport éventuel qu’elles peuvent avoir avec les « apparitions » de Lourdes, ou encore des nombreuses fontaines, ou des puits, à proximité immédiate d’églises dédiées à la Vierge Marie, en Bretagne et ailleurs ? De plus, dans la tradition galloise, Modron est l’équivalent de la fée Morgane des romans arthuriens. Or Morgane est la maîtresse du Val sans Retour, lieu entouré de flammes, où elle enferme les chevaliers infidèles. Elle est aussi la reine de l’île d’Avallon : l’île est l’image du soleil sur l’océan qui est l’univers, et la pomme, fruit par excellence d’Avallon et de toutes les îles du même genre, est le symbole de la connaissance, de la lumière et de l’immortalité. Et Morgane est également guérisseuse, ce qui nous ramène à l’aspect Diancecht de l’Apollon celtique, plus particulièrement à la fille de Diancecht, Airmed, dont le nom signifie « mesure ». D’ailleurs Modron-Morgane, dans la tradition galloise comme dans les romans arthuriens, a un fils, Owein-Yvain, le vainqueur de l’épreuve de la fontaine dédiée à Bélénos, à Barenton, où il met en fuite, puis tue, le Chevalier Noir, symbole de l’obscurité nocturne. Owein-Yvain est lui aussi un homme-lune chassant les ténèbres au milieu de la nuit, mais recevant sa force et sa lumière de la femme-soleil. Et quand Modron veut aider son fils en péril, elle lui envoie une « troupe de corbeaux » qui sont en réalité elle-même et ses neuf sœurs, capables, nous dit Geoffroy de Monmouth, de se transformer en oiseaux[112]. Dans l’épopée irlandaise, la femme féerique Béfinn (« Belle Femme »), présentée comme la sœur de Boinn (Bo-vinda, « vache blanche »), autre nom de Brigit, agit de même quand son fils Fraêch (« Bruyère ») est en danger[113]. Or Fraêch paraît bien être le doublet d’Oengus, le Mac Oc, fils de Boinn et du Dagda.

En résumé, l’Apollon celtique est surtout caractérisé par la fonction médicale, la seule qu’ait retenue César, et la seule qui ait une réelle importance dans la tradition irlandaise où Diancecht est un personnage considérable[114]. Mais il a également un aspect jeune : santé et jeunesse vont de pair, et à ce titre, il est protecteur de la jeunesse. L’Autre-Monde est souvent qualifié de « Terre de Jeunesse », de « Pays de l’Éternelle Jeunesse » ? À ce titre, le dieu apparaît sous l’aspect du Mac Oc et de ses équivalents, Mabon-Maponos, Fraêch, Mac Cecht ou encore Owein-Yvain. C’est le « Jeune Fils », ou le « Jeune Amant ». Mais, par-derrière, se profile l’ombre d’une antique déesse-soleil, héritée de l’ Âge du Bronze, dont les traits dominants se retrouvent, d’une part dans des héroïnes épiques comme Grainné ou Yseult, d’autre part dans les Fils-Amants mythiques, Grannus, Maponos ou Bélénos[115]. En réalité, les caractéristiques solaires de l’ancienne déesse se sont souvent éparpillées sur les multiples personnages de la mythologie celtique.

La divinité guerrière

La nomenclature de César place Mars au troisième rang, et lui attribue les fonctions guerrières habituelles. On trouve, sur le territoire de la Gaule, des statues gallo-romaines qui le représentent de façon très romaine, des inscriptions en assez grand nombre, 250 environ, et des emplacements de temple, comme le Fanum Martis des Curiosolites armoricains qui doit être Corseul ou Erquy. Un fait est assez étrange : alors que sur les frontières, où les légions étaient nombreuses, ce sont les inscriptions relatives à Mercure qui dominent, la plupart des inscriptions concernant Mars se trouvent dans le centre de la Gaule.

Le Mars gaulois a de multiples surnoms, selon les cas et selon les régions. Ainsi, à Trêves, il est Iovantucarus, c’est-à-dire « cher à la jeunesse ». Il est Vellanus au Pays de Galles, c’est-à-dire « le meilleur ». Il est aussi Albiorix, « maître du monde », Loucetius, « lumineux », ou encore Olloudius, « très puissant ». Mais les surnoms les plus intéressants sont Smertrios, Segomo, Camulos, et parfois Toutatis.

Mars Smertrios est représenté sur le fameux autel des Nautes de Paris (musée de Cluny). C’est un homme qui lève sa massue contre un serpent, ce qui l’apparente davantage à Hercule qu’à un Mars classique, lequel, ne l’oublions pas, était à l’origine, chez les Latins, un dieu agraire. De toute façon, le nom de Smertrios – qu’on retrouve dans celui de la déesse Rosmerta, la « pourvoyeuse » – contient un radical qui indique la répartition des biens. Smertrios serait donc le « dieu-providence », le dieu distributeur. Le tout est de savoir s’il distribue les produits de la terre ou le butin de la guerre. Par contre, le surnom de Segomo, que l’on rencontre dans le sud de la Gaule, n’est aucunement ambigu : c’est celui qui donne la victoire, image conforme à ce que l’on attend de Mars.

Mars Camulos est attesté dans l’ensemble du domaine celtique. Il a donné son nom à la ville principale des Trinovantes de l’Essex, en Grande-Bretagne, Camulodunum, et le chef militaire des Gaulois à Lutèce, en 52, est un aulerque du nom de Camulogenos. Il semble que Camulos ait été très connu et vénéré. Le nom contient le radical cam, « courbe », et peut signifier le « Tortueux », ce qui est peut-être une allusion à une tactique militaire sophistiquée. En tout cas, on retrouve ce Camulos dans l’épopée irlandaise, plus exactement dans le cycle dit de Leinster, ou cycle ossianique. Il est en effet, sous le nom de Cumal, le père du héros Finn, roi des Fiana, cette troupe guerrière itinérante mi-historique, mi-légendaire. On prend prétexte que les récits concernant les Fiana sont relativement récents – et même vivants dans la tradition orale irlandaise et écossaise – pour tenir ce cycle à l’écart de toute étude mythologique. Pourtant, comme nous le verrons, si la composition des récits est récente, le fonds paraît particulièrement archaïque, et se rapporte même à des époques antérieures aux Celtes, probablement à celles des chasseurs de rennes. C’est dire que Camulos-Cumal, dont nous ne savons pas grand-chose sinon qu’il était le rival d’un certain Morna, lequel le tua lors de la bataille de Cnucha[116], est un personnage important. Mais il n’est sûrement pas celtique à l’origine, et doit recouvrir une divinité plus ancienne, peut-être le mystérieux Cernunnos.

Quant à Mars Toutatis, il ne pose pas de véritable problème. Toutatis est identique à la forme Teutates, et le nom signifie « père de la tribu », « père du peuple ». Les scholies de la Pharsale de Lucain l’assimilent une fois à Mars, une fois à Mercure. En Grande-Bretagne, il est assimilé à Mars à York et à Carlisle. Il y a quelques inscriptions de Mars Toutatis, ou de Mars Teutates, dans différentes régions. En fait on peut prendre ce nom comme un qualificatif commun : Mars est donc considéré comme le « père de la tribu » qu’il protège. On peut rappeler encore cette formule qu’on trouve dans les épopées irlandaises : « Je jure par le dieu que jure ma tribu. » Toutatis-Teutates peut donc être le surnom de n’importe quel dieu. Le vrai problème est ailleurs, car Lucain cite Teutates, sans assimilation, comme étant un dieu à part entière, dans sa fameuse triade qui comprend également Ésus et Taranis. Mais cela déborde du cadre de Mars.

C’est dans l’état-major des Tuatha Dé Danann que nous allons retrouver le Mars celtique, mais dédoublé, un peu comme devait être le Mars primitif des Romains, à la fois dieu protecteur de la paix et dieu conducteur de la guerre, dont la double figure de Janus rend compte, d’une certaine façon. Il s’agit en l’occurrence du roi Nuada et du champion Ogmé. Et ce duo paraît conforme au couple Mitra-Varuna.

Nuada est le roi en titre des Tuatha Dé Danann, même s’il doit temporairement céder sa place à Lug, lors de l’entrée de celui-ci à Tara, même s’il a dû abandonner ses fonctions un certain temps à cause de son bras coupé. Mais avec le bras d’argent placé par Diancecht, et surtout avec la greffe opérée par le fils de Diancecht, il peut de nouveau assumer pleinement son rôle de roi. Il fait évidemment penser au Tyr germano-scandinave (et au Mucius Scaevola de la pseudo-histoire romaine) qui est manchot. Il fait aussi penser au Roi-Pêcheur de la Quête du Graal, qui ne peut plus maintenir l’équilibre du royaume à cause de sa blessure. Il est pourtant le roi institutionnel, juriste et guerrier, caractéristique de la royauté guerrière de type Mitra. Nuada était connu en dehors du monde gaélique : des inscriptions latines de Grande-Bretagne concernant un certain Nodens ou Nodons le prouvent. Il y a notamment, à Lydney Park, près d’Aylburton, sur la Severn, un temple ruiné, datant du IVe siècle, époque où la religion celtique perdurait sous le vernis romain, d’ailleurs bien tolérée par les autorités impériales de l’île de Bretagne. Et dans ce temple, jouxtant des thermes, on a retrouvé un petit monument, dont la dédicace est « D. M. Nodonti, Devo Nodenti, Deo Nudenti », et sur lequel figure un personnage tuant un grand saumon. Est-ce un pêcheur ? Nodens est-il un dieu-pêcheur ? Compte tenu de la blessure de Nuada et de son incapacité à régner, on a voulu y voir un équivalent du Roi-Pêcheur de la Quête du Graal[117].

Au reste, la tradition galloise connaît un personnage du nom de Lludd Llaw Ereint (Lludd à la main d’argent), fondateur mythique de Londres, en gallois Kaer Lludd. Ce Lludd est probablement la déformation d’un ancien Nudd, correspondant à Nodens et à Nuada, à moins qu’il ne s’agisse de la déformation de Lug. Mais, dans cette même tradition galloise, il existe aussi un Nudd, qui a deux fils. Le premier est Édern (latin Aeternus) qui, sous le nom d’Yder, devient un personnage des romans de la Table Ronde, en tant que compagnons d’Arthur, et encore « saint » Édern dans la tradition hagiographique bretonne armoricaine. Le second se nomme Gwynn, fils de Nudd, et la légende chrétienne galloise, ne pouvant sans doute pas le récupérer, en a fait un démon gardien des Enfers. Or Gwynn (= blanc, beau, racé, sacré) est le strict équivalent linguistique du gaélique Finn, nom du fils de Cumal-Camulos. Et un poème sur les Fiana[118] fait de Finn le petit-fils de Nuada. Tout cela montre des coïncidences trop nettes pour ne pas être prises en compte. Et cela nous prouve que la tradition galloise et les romans arthuriens, même s’ils ont subi des altérations et des transformations, recèlent encore, quand on peut les retrouver, des éléments importants de mythologie celtique, et tout aussi précieux que ceux conservés dans la tradition irlandaise.

Voilà donc quel est le premier visage du Mars celtique, celui de Nuada. Avant la seconde bataille de Mag Tured, lorsque Lug lui demande ce qu’il fera contre les Fomoré, il répond : « Je serai en mesure de nourrir les soldats de vos armées et je nourrirai en outre quiconque sera du même âge que moi »[119]. On peut s’étonner que le grand Nuada soit ainsi réduit à un rôle de cantinier en chef dans une bataille fondamentale où sa royauté est en jeu. Mais qu’on y réfléchisse : avant tout, il est roi, c’est-à-dire le répartiteur des richesses, il est le père nourricier de son peuple. On remarquera d’ailleurs que cette réponse de Nuada correspond parfaitement au rôle du Roi-Pêcheur qui attrape la nourriture pour les siens. Au fond, c’est tout ce qu’il peut faire. Le roi de type celtique est un pivot indispensable de la société. Mais un pivot ne se déplace pas, et si Nuada a été blessé dans la première bataille de Mag Tured, perdant son bras, comme le Roi-Pêcheur sa virilité, ce ne peut être que symboliquement. Il ne s’agit pas d’une blessure réelle, mais d’une atteinte beaucoup plus profonde à sa souveraineté. Car Nuada revêt nettement l’aspect Mitra de la royauté.

Reste le deuxième visage du Mars celtique. Cette fois, il s’agit d’Ogmé, le champion des Tuatha Dé Danann. C’est un curieux personnage, dont les traits hérakléens ne font aucun doute. Mais il n’est pas seulement Héraklès. Il est aussi le dieu de l’éloquence, l’inventeur présumé de l’écriture dite ogamique, celui qui lie ses auditeurs par sa parole aux accents magiques.

C’est un Grec du IIe siècle de notre ère, le railleur et sceptique Lucien de Samosate[120], qui nous a laissé le meilleur portrait antique de ce personnage, portrait qui a été mis en images en 1514 par l’étrange Albert Dürer, dans un dessin du Kunstbuch. « Les Celtes, dans la langue de leur pays, nomment Héraklès Ogmios, mais l’image qu’ils donnent du dieu est tout à fait particulière. Pour eux, c’est un vieillard sur la fin de sa vie, chauve sur le devant de la tête, le reste des cheveux tout blancs, la peau rugueuse, comme brûlée par le soleil, au point d’être noircie comme celle des vieux marins. On le prendrait davantage pour Charon ou pour Japhet des demeures souterraines que pour Héraklès. Mais, tel qu’il est, il a l’équipement d’Héraklès : il porte la dépouille du lion, il tient une massue de la main droite, il a le carquois à l’épaule et un arc tendu à la main gauche… Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans ce portrait, c’est que cet Héraklès vieillard attire à lui une foule considérable d’hommes, tous attachés par les oreilles à l’aide de petites chaînes d’or ou d’ambre, pareilles à de beaux colliers. Et, bien que ces hommes soient ainsi à peine attachés, ils ne veulent point s’enfuir, alors qu’ils le pourraient facilement. Au contraire, ils suivent leur conducteur, tous gais et joyeux, et ils semblent le combler d’éloges… Ce qui me paraissait le plus insolite dans tout cela, c’est que le peintre, ne sachant pas où suspendre le début des chaînes, puisque la main droite tenait déjà la massue et la main gauche l’arc, avait perforé le bout de la langue du dieu et faisait tirer par elle les hommes qui le suivaient et vers lesquels il se retournait en souriant. »

On conçoit l’embarras du narrateur devant une telle composition graphique. Sa tendance à mépriser les barbares – il accuse le peintre de n’avoir pas su où accrocher les chaînes – est quelque peu combattue par la curiosité. Mais un Grec a une tout autre conception du monde et des cieux. Il ne comprend pas. Heureusement, un Gaulois qui semble bien connaître la mentalité grecque vient à son secours. « Nous autres, Celtes, nous n’identifions pas l’éloquence comme vous, les Grecs, à Hermès, mais à Héraklès, car Héraklès est beaucoup plus fort qu’Hermès. D’autre part, si on en a fait un vieillard, ne t’en étonne point : c’est seulement dans la vieillesse que l’éloquence atteint son plus haut point, si, du moins, vos poètes disent vrai… Ne t’étonne donc pas de voir l’éloquence représentée sous forme humaine par un Héraklès âgé qui conduit, de sa langue, les hommes enchaînés par les oreilles. Ce n’est pas pour insulter le dieu qu’on a percé cette langue. Je me souviens avoir appris chez vous certains vers comiques : les bavards ont tous le bout de la langue percée. Enfin, nous pensons que c’est grâce à son éloquence parvenue à un haut degré de maturité qu’Héraklès a accompli tous ses exploits, et que c’est par la persuasion qu’il est venu à bout de presque tous les obstacles. Ses flèches sont, à mon avis, les discours acérés, percutants, rapides, qui blessent les âmes. Vous dites d’ailleurs vous-mêmes que les paroles ont des ailes »[121]. Voilà qui est net et précis. Cela permet de faire la part des choses et de considérer les récits épiques d’origine celtique un peu différemment : il s’agit en apparence de batailles sans merci où les héros s’entretuent, mais la plupart du temps, ces batailles sont symboliques, témoignant surtout de combats intérieurs et aussi de « joutes oratoires ». On en a des exemples dans l’épopée irlandaise, et le texte de Lucien ne fait que confirmer l’observation impartiale des textes irlandais, gallois et même des romans arthuriens.

Cela dit, la description de l’Ogmios gaulois, dieu de « l’éloquence puissante », permet de mieux comprendre certains textes latins ou grecs qui mentionnent la passion effrénée des Celtes pour l’éloquence. « Dans leurs discours, ils sont menaçants, hautains et portés au tragique » (Diodore de Sicile, V, 31). Ils ont d’ailleurs « une éloquence qui leur est propre » (Pomponius Méla, III, 2). On comprend aussi pourquoi les Romains avaient la terreur de voir arriver une horde de Gaulois, car ceux-ci faisaient entendre des « chants sauvages » et des « clameurs bizarres » (Tite-Live, V, 37). D’ailleurs, « l’aspect de l’armée gauloise et le bruit qui s’y faisait les glaçaient d’épouvante. Le nombre des cors et des trompettes était incalculable ; en même temps, toute l’armée poussait de telles clameurs que l’on n’entendait plus seulement le son des instruments et les cris des soldats, mais que les lieux environnants qui en renvoyaient l’écho semblaient ajouter leur propre voix à ce vacarme » (Polybe, II, 29). On ne peut que penser au héros irlandais Cûchulainn : « Cûchulainn saisit ses deux lances, son bouclier et son épée, et de sa gorge, fit sortir le cri du héros… Il jetait un cri égal à celui de cent guerriers » (Tain Bô Cualngé). N’insistons pas, les exemples sont innombrables. Au fond, cette éloquence est magique. C’est par sa force magique qu’elle enchaîne les hommes. D’où l’image d’Héraklès. Car le Mars celtique est un guerrier qui doit être fort, même si cette force n’est pas celle des armes, mais celle de la Parole. Et contrairement à Nuada-Nodens qui est le guerrier royal, prisonnier des lois – car le roi celtique n’est pas au-dessus des lois, il en est l’esclave –, le visage de l’Ogmios décrit par Lucien est nettement varunien : c’est par la Parole magique, voire par la ruse, comme le fait l’Odin germanique, qu’il peut vaincre ses ennemis. Or Ogmios n’est pas inconnu des Irlandais. Lui aussi se trouve dans l’état-major des Tuatha Dé Danann, presque sous le même nom. Il s’agit d’Ogmé, le champion.

Cet Ogmé, qui se distingue lui aussi dans la bataille de Mag Tured, est un personnage complexe. Ses allures de champion en font indiscutablement un guerrier, un homme fort. Mais il passe aussi, en Irlande, pour l’inventeur de l’écriture dite ogamique. Cette écriture, on le sait, qui consiste en une série de signes horizontaux répartis autour d’un axe vertical, est en fait une adaptation de l’alphabet romain et ne peut pas remonter plus haut que le début de l’ère chrétienne. En tout cas, les ogam, s’ils ont été souvent considérés, comme les runes scandinaves, lesquelles ne remontent pas non plus plus avant, sous l’angle uniquement magique, n’ont rien qui puisse justifier des gloses interminables. L’écriture ogamique n’a rien d’ésotérique, et s’il est évident qu’elle a servi aux druides et aux satiristes pour des opérations de type magique, c’est parce que toute écriture, selon la pensée celtique, a des pouvoirs magiques. Partant de là, il est inutile de considérer Ogmé comme une sorte d’Hermès Trismegiste, dépositaire des grands secrets celtiques. De plus, le nom d’Ogmé n’a probablement rien à voir avec l’ogam. Mais il est significatif qu’on ait prêté à ce dieu varunien, lieur et charmeur, l’invention de l’écriture. D’ailleurs, à Brégenz, on a retrouvé deux tablettes d’exécration où Ogmios est invoqué contre des individus nommément désignés, un peu comme dans les actes de sorcellerie où le Diable est en somme l’exécuteur des Hautes Œuvres. À ce compte, le fait d’écrire une malédiction sur du bois ou sur de la pierre, acte comparable à la fabrication de certaines runes scandinaves, était une chose très grave. Un ancien texte irlandais nous dit : « Le père de l’Ogam est Ogmé, la mère de l’Ogam est la main, ou le couteau d’Ogmé »[122]. Et l’auteur du texte en profite pour décrire un peu plus Ogmé, « homme très savant en langage et poésie, qui inventa l’ogam »[123]. Nous voici revenus à l’Ogmios de Lucien, avec cette précision supplémentaire : « Ce langage devait être la propriété réservée des érudits, et non celle des rustres et des pâtres »[124]. Voilà qui est net.

En fait, le nom d’Ogmios n’est pas celtique. Il provient tout simplement du grec ogmos, « chemin ». À ce compte, il serait donc le « Conducteur »[125], ce qui n’est pas sans rapport avec le portrait tracé par Lucien, cet Héraklès vieillard conduisant ses troupes par de petites chaînes d’or qui sont autant de charmes que la Parole anime et fait agir. Ce Mars-Varuna fait donc pendant au Mars-Mitra représenté par Nuada. Il le complète, montrant du même coup que, pour les Celtes, la royauté, issue de la classe guerrière, mais sous le contrôle de la classe sacerdotale, n’est strictement rien sans l’influence sacerdotale.

Si l’on veut résumer tout ce qui a été dit sur le Mars celtique, il faut définir ce dieu comme double : il est à la fois le guerrier-roi qui veille sur son peuple en temps de paix et le conduit à la victoire en temps de guerre, et le guerrier-druide qui sait prononcer les incantations et enchaîne par la puissance du Verbe, corrigeant du même coup les erreurs ou les situations imprévisibles. C’est encore une fois le couple druide-roi, mais idéalisé à l’extrême, divinisé. Et c’est aussi, dans les derniers soubresauts de la tradition celtique, l’association bien connue d’Arthur et de Merlin.

Le Père de tous

Dans la nomenclature de César, on est étonné de trouver Jupiter seulement à la quatrième place. Il semble que César ait fait son classement d’après l’importance du culte rendu aux divinités dont il parle. Encore est-il bon de préciser que cela concerne la Gaule du 1er siècle avant notre ère. Qu’en était-il en Gaule auparavant ? Et surtout qu’en était-il dans l’île de Bretagne et en Irlande au même moment ? La civilisation celtique s’étend du Ve siècle av J. -C. au XIIe siècle ap. J. -C. sur des territoires qui n’ont pas tous suivi la même évolution. Au XIIe siècle, en dehors du surgissement en force des romans arthuriens, l’ancien territoire gaulois n’a plus grand-chose à voir avec les Celtes. Mais l’Irlande est encore celtique. Il faut donc faire très attention à ne pas prendre le témoignage de César pour absolu. Il demeure un témoignage – certes précieux et très commode à prendre en tant que base de discussion – limité à la fois dans l’espace (la Gaule) et dans le temps (Ier siècle).

Il y a cependant un fait troublant : en Gaule romanisée, Jupiter est vénéré et représenté comme le Jupiter romain, et très rares sont les cas où les inscriptions font mention d’un surnom. Est-ce à dire qu’il n’y avait pas, chez les Gaulois, un dieu céleste, père des autres dieux, comme le Zeus-Jupiter des Gréco-Romains ? Ce serait bien surprenant, d’autant plus que César le mentionne. Il est fort probable que le nom romain de Jupiter a recouvert, un peu partout, le nom d’une divinité indigène, mais il est impossible de savoir lequel. Heureusement, l’Irlande a conservé le nom – irlandais – de son dieu céleste « père de tous ». Il appartient, bien entendu, à l’état-major des Tuatha Dé Danann. Il s’agit du Dagda, dont le surnom le plus fréquent est Éochaid Ollathir, Éochaid « père de tous », ou « père tout-puissant ».

Pendant les préparatifs de la seconde Bataille de Mag Tured, alors que, sous la « présidence » de Lug, on discute de la répartition des tâches, chacun s’exprime, et se vante d’accomplir les plus grands exploits. C’est alors que le Dagda prend la parole : « Le pouvoir dont vous vous vantez, je l’aurai entièrement rien qu’à moi seul ». – « C’est toi qui es le très divin », dirent-ils tous, et désormais le nom de Dagda lui resta »[126]. Ainsi est expliqué, dans ce texte mythologique, le nom le plus connu du dieu en Irlande. Dagda provient en effet d’un ancien dago-devos qui signifie littéralement « bon dieu », et par extension « très divin ». L’épisode raconté ici est tout à fait significatif : le Dagda en fait plus que les autres, Tuatha Dé Danann, sans atteindre toutefois la plénitude de fonctions réservée à Lug. Dagda est donc un dieu supérieur aux autres. C’est son aspect jupitérien. Et par son autre nom d’Ollathir, l’équivalent irlandais du scandinave Alfadir, surnom d’Odin, il est le « Père de tous », le « Père puissant ». Il appartient certes à la classe guerrière, et il le montre dans les combats. Mais l’un de ses attributs, une massue qui tue lorsqu’il en frappe par un bout, et qui ressuscite lorsqu’il en frappe par l’autre bout, attribut qui semble à première vue hérakléen, est, c’est le cas de le dire, beaucoup plus ambiguë : cette massue fait du Dagda une sorte de dieu maître de la vie et de la mort. Il serait donc à la fois Jupiter et Dispater, ce fameux Dispater (ou Dis Pater), équivalent de Pluton, maître du monde des morts, qui recouvre, selon César, une divinité gauloise de grande importance : « Tous les Gaulois se prétendent issus de Dis Pater. C’est, disent-ils, une tradition des druides. En raison de cette croyance, ils mesurent la durée, non pas d’après le nombre de jours, mais d’après celui des nuits. Les anniversaires de naissance, les débuts de mois et d’années, sont comptés en faisant commencer la journée avec la nuit » (César, VI, 18).

Le texte de César est important, non seulement parce qu’il confirme un certain nombre de coutumes celtiques nocturnes, mais parce qu’il permet de voir dans le Dagda irlandais ce double aspect, Jupiter, maître du ciel et de la vie, Dispater, maître du monde souterrain et de la mort. Cette interprétation est pleinement justifiée par la massue ambiguë du personnage, et elle a le mérite d’expliquer cet objet « magique » par sa valeur symbolique.

Cette image du Dagda va d’ailleurs avoir une grande postérité. On la retrouvera souvent dans certains récits épiques irlandais, comme ceux du cycle d’Ulster, où, en principe, les Tuatha Dé Danann n’ont rien à faire – sauf à semer la discorde et la pagaille chez les Gaëls qui les ont éliminés de la surface de l’Irlande. Ainsi, dans le célèbre récit de l’Ivresse des Ulates[127], on apprend que trois Tuatha se sont glissés parmi les Ulates. L’un d’eux est « un homme avec un grand œil, des énormes cuisses, de larges épaules, d’une taille prodigieuse, recouvert d’un vaste manteau gris (qui tient) une grosse massue de fer dans sa main »[128]. Et ce personnage frappe les neuf hommes qui l’accompagnent du bout maléfique de sa massue, les tuant d’un seul coup. Mais, plaçant sur leurs têtes le bout bénéfique de sa massue, il les ressuscite immédiatement. Belle description du Dagda… L’indication supplémentaire, ici, est qu’il est borgne, comme Odin. Dans le récit gallois d’Owen, ou la Dame de la Fontaine, ainsi que dans le récit correspondant, Le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes, le personnage réapparaît : « Un homme noir, aussi grand au moins que deux hommes de ce monde-ci ; il n’a qu’un pied et un seul œil au milieu du front ; à la main il porte une massue de fer… »[129]. Cette fois, non seulement il est borgne, mais boiteux. Et de plus, il se révèle maître des animaux sauvages qu’il est chargé de garder dans la forêt. Et on le reconnaît encore dans bien d’autres romans arthuriens.

Cette massue du Dagda est donc indicatrice de la fonction guerrière. Mais, comme elle est à la fois bénéfique et maléfique, elle donne au Dagda un aspect varunien incontestable que n’a pas Nuada. C’est pourquoi on peut considérer le Dagda comme deuxième composante de la double royauté celtique : c’est avec Ogmé qu’il serait alors interchangeable, Ogmé et Dagda étant tous les deux décrits comme des Héraklès.

Mais Dagda est loin d’être seulement un guerrier. Il possède une harpe magique dont il est seul à pouvoir se servir, et qui est capable de se déplacer à son ordre. Quand, après la bataille de Mag Tured, Lug, le Dagda et Ogmé arrivent dans la maison du festin, la harpe est accrochée au mur. « C’était dans cette harpe que le Dagda avait lié toutes les mélodies et elles ne retentirent pas avant que le Dagda, par son appel, ne les ait nommées… La harpe quitta le mur, tua les neuf hommes et vint vers le Dagda. Il leur joua alors les trois airs par lesquels ils reconnaissaient les harpistes : le refrain de sommeil, le refrain de sourire et le refrain de lamentation »[130]. Le Dagda est donc harpiste et magicien. Il est donc druide et appartient également à la première classe, la classe sacerdotale.

Ce n’est pas tout. Le Dagda possède un troisième attribut, un chaudron : « aucune compagnie ne s’en allait sans lui être reconnaissante »[131]. Cela veut dire que le Chaudron du Dagda est un chaudron d’abondance, un chaudron à la nourriture inépuisable, prototype évident du Graal qui, lorsqu’il apparaît dans la salle où se tiennent les convives, procure à chacun nourriture et breuvage de son choix. Mais l’abondance est inséparable de l’inspiration divine et de la résurrection. Nous avons déjà parlé du Chaudron du héros gallois Brân Venfigeit et de la cuve où Peredur voit ressusciter des jeunes gens morts, ainsi que de la scène figurée sur le Chaudron de Gundestrup. Il faudrait aussi parler du Chaudron de Keridwen, dans lequel ce personnage étrange de Keridwen, sorcière et déesse, fait bouillir un breuvage « d’inspiration et de science ». Dans la légende galloise de Taliesin, c’est en absorbant indûment trois gouttes de ce breuvage que le jeune Gwyon Bach obtient la connaissance suprême, le don de métamorphose, et après une mort rituelle et une nouvelle naissance, il devient le barde Taliesin[132]. Ce thème du chaudron qui procure l’abondance, la sagesse et la re-naissance, est fort répandu dans les récits irlandais, gallois et arthuriens. Il réapparaît souvent dans les contes populaires d’Europe occidentale[133].

Par ce chaudron, le Dagda appartient incontestablement à la troisième classe, celle des producteurs. En tant que « Père de Tous », le Dagda est druide, guerrier et pourvoyeur. Il cumule les trois fonctions indo-européennes, ce qui le place au-dessus des autres dieux. Et cet aspect de dieu de la prospérité est bien visible dans le récit de la seconde Bataille de Mag Tured. Lorsque Lug l’envoie espionner les Fomoré, ceux-ci l’obligent à manger : « Les Fomoré firent aussi de la bouillie. C’était pour se moquer de lui, car son amour de la bouillie était grand. Ils remplirent pour lui le chaudron du roi à la hauteur de cinq poings. Il y alla quatre fois vingt setiers de lait frais et la même quantité de farine et de graisse. On y jeta des chèvres, des moutons, des porcs et on les fit cuire avec la bouillie. On les lui versa dans un trou en terre et Indech lui dit qu’il serait mis à mort s’il ne mangeait pas tout… »[134]. Le Dagda engloutit avec un certain plaisir cette énorme quantité de nourriture, de telle sorte que « son ventre était plus grand que le chaudron d’une maison et les Fomoré se moquèrent de lui »[135]. La suite tourne à la farce obscène. Quittant les Fomoré, il peut à peine marcher « à cause de la dimension de son ventre. Sa tenue était indécente : une tunique brune lui tombait jusqu’au renflement des fesses. Il avait le membre viril haut et long. Il portait deux braies en peau de cheval avec le poil à l’extérieur. Il avait derrière lui une fourche branchue réclamant, pour être portée, l’effort de huit hommes et dont la trace suffisait comme frontière de province ; on l’appelle la trace du bâton de Dagda »[136]. D’après ce qu’on peut comprendre des phrases suivantes, car le manuscrit est altéré, sans doute intentionnellement, le Dagda rencontre une jeune fille. « Le désir du Dagda alla vers elle », dit pudiquement le narrateur. Mais comme il a trop mangé, il a beau faire, il ne parvient pas à ses fins. Et la jeune fille l’en blâme énergiquement, avec mépris, semble-t-il, ce qui déclenche une vaine colère du Dagda.

On aurait tort de prendre cet épisode burlesque et grivois comme un simple divertissement. En insistant sur la goinfrerie et l’hyper-sexualité du Dagda, c’est sur les caractéristiques de la troisième fonction que l’anecdote veut attirer l’attention : mais comme il y a eu rupture d’équilibre entre la sexualité et la nutrition, au profit de celle-ci, rien ne va plus. Et l’on remarquera que les Fomoré en sont la cause, eux qui sont les représentants du Chaos originel. Dans le fond, le Dagda est en pleine régression. Il en revient au stade oral primitif de la sexualité : gavé de bouillie, il n’est plus qu’un gros bébé, un pré-pubertaire. Mais cette impuissance temporaire, qui est due à une intervention extérieure, met en valeur, grâce à son aspect de contraste, l’activité sexuelle ordinaire du Dagda, laquelle est prodigieusement intense. Le Dagda est toujours présenté comme ayant un « rendez-vous de femme », et même dans les moments où l’on attendrait qu’il s’occupât d’affaires très graves, il trouve toujours le temps d’aller à ce genre de rendez-vous. Ainsi en est-il lors des préparatifs de la bataille de Mag Tured. On nous dit même que ce rendez-vous était fixé à la fête de Samain, ce qui est significatif, et la femme avec laquelle il s’unit n’est autre que la Morrigane, sorte de déesse de l’amour charnel et de la guerre. Ce n’est donc pas un hasard. De plus, le Dagda est le « Père de tous » : il faut bien qu’il assume ses fonctions. Il a de nombreux enfants, en particulier Oengus (= choix unique), le Mac Oc, personnage apollinien jeune, et Brigit, la triple déesse qui, elle aussi, recouvre les trois fonctions. Cette Brigit réapparaît sous le nom de Boinn, épouse de son frère Elcmar, autre nom d’Ogmé, mais sous un aspect négatif. Et c’est de l’union adultère de Boinn et du Dagda que naît Oengus. Mais comme Boinn est Brigit, c’est donc avec sa fille que le Dagda assure, dans une union incestueuse sacrée et symbolique, la continuité de la race des dieux. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas d’être dépossédé de son domaine de Brug-na-Boyne (le tertre mégalithique de New-Grange) par son propre fils, le Mac Oc. Celui-ci, conseillé par son père adoptif Mider (ou Mananann dans une autre version), conclut un pacte avec le Dagda, aux termes duquel il se fait prêter le domaine pendant un jour et une nuit. Malheureusement, le Dagda n’a pas pris garde au fait que, symboliquement, un jour et une nuit expriment la totalité, la négation du temps, c’est-à-dire l’éternité. Et il est obligé d’abandonner son domaine à son fils. Il faut dire que la conception et la naissance d’Oengus avaient été aussi un défi au temps : le Dagda avait en effet envoyé Elcmar en mission pour pouvoir s’approcher de sa femme, et ayant mis un charme sur Elcmar, celui-ci avait cru s’absenter un jour et une nuit alors que Boinn avait eu le temps d’accoucher d’un fils « conçu et né symboliquement en l’espace d’une journée pleine »[137]. En somme, le Dagda est une sorte de régulateur du Temps, dont il dispose à son gré, fonction qui est parfaitement conforme à celle du Jupiter gaulois dont César dit « qu’il tient l’empire du ciel ».

Mais il faut revenir sur l’aspect glouton et hyper-sexuel du Dagda. Dans la tradition galloise du Mabinogi, le personnage de Brân Vendigeit offre certaines similitudes avec le Dagda. D’abord, il possède un chaudron de résurrection. Ensuite, c’est un géant, capable de s’étendre entre deux rives afin d’y faire passer son armée, ce qui lui permet de dire : « que celui qui est chef soit pont »[138]. C’est l’aspect « paternel » de Brân. Et quand, à la suite d’une bataille désastreuse en Irlande, il est blessé au pied d’un coup de lance empoisonnée, il demande à ses compagnons de lui couper la tête et de l’emporter avec eux. Cette tête de Brân préside un étrange festin d’immortalité où le temps est aboli[139]. Ce Brân le Béni (que d’aucuns ont voulu reconnaître dans le Ban de Bénoïc des romans arthuriens) fait penser au Brennos semi-historique qui fut le chef de l’expédition gauloise à Delphes, au second siècle avant notre ère, et qui, blessé, se fit achever par ses compagnons[140]. En fait, ce Brân, blessé au pied, a beaucoup de rapports avec le Roi-Pêcheur, Pellès, et aussi avec un autre héros gallois du Mabinogi, Pwyll Penn Annwfn, époux de la déesse Rhiannon, la « grande reine »[141]. N’oublions pas que le Roi-Pêcheur, surtout dans la version allemande de Wolfram von Eschenbach, est atteint d’un coup de lance qui le blesse aux parties viriles, à la suite d’une transgression d’un interdit de nature sexuelle[142]. Le Roi-Pêcheur, devenu impuissant, ne peut plus gouverner son royaume, lequel dépérit et devient stérile : il faut alors qu’apparaisse Perceval (ou Peredur), neveu du Roi-Pêcheur, pour que la situation se rétablisse. Mais c’est Perceval qui devient roi du Graal à la place du Roi-Pêcheur. N’est-ce pas une autre version de la transmission de souveraineté qui s’opère à Brug-na-Boyne lorsque le Mac Oc s’empare du domaine de son père le Dagda ? Il y a là beaucoup plus qu’une simple coïncidence.

Ce gigantisme qui caractérise le Dagda, tant au point de vue sexuel qu’au point de vue alimentaire et au simple point de vue corporel, il n’est pas interdit de le retrouver, singulièrement mis en valeur, dans un autre personnage bien connu de la littérature et des traditions populaires, le célèbre Gargantua.

Gargantua, en effet, n’est pas une création de Rabelais qui s’est contenté d’extraire son héros de la tradition médiévale pour en faire le symbole de l’homme nouveau, selon les conceptions de la Renaissance. Incontestablement, Gargantua, par son gigantisme, son appétit, sa sexualité, est de même nature que le Dagda, et le récit anonyme paru en 1532, à Lyon, intitulé « Les grandes et inestimables chroniques du grand et énorme géant Gargantua »[143], qui met en relation Gargantua et la légende arthurienne (le père et la mère de Gargantua étant créés par Merlin à l’aide de sa magie), ne peut démentir cette opinion. De toute façon, Gargantua est un personnage mythologique celtique devenu folklorique. Geoffroy de Monmouth, dans son Historia Regum Britannia, le récupère comme roi de Bretagne sous le nom de Gwrgant à la Barbe de Porc[144], et la toponymie française est riche en lieux-dits « Pas de Gargantua », « Tertre de Gargantua » et autres appellations équivalentes. On retrouve même le personnage mythique dans des noms anciens, comme le Monte Gargano, en Italie, le Mont Gargan en Limousin ou Livry-Gargan dans la région parisienne. Dans tous ses ouvrages, Henri Dontenville a montré l’importance exceptionnelle de Gargantua dans cette « mythologie française » qu’il a essayé de cerner à travers une foule de documents hétérogènes[145]. Pour Henri Dontenville, Gargantua ne peut être qu’une ancienne divinité gauloise dont le souvenir perdure dans la mémoire populaire en dépit de toutes les tentatives de refoulement ou de christianisation qui ont été opérées.

Cela semble hors de doute. Et c’est aussi à mettre en rapport avec les quelques textes grecs qui nous parlent d’Héraklès, fondateur d’Alésia, et qui, marié à une princesse du pays, aurait engendré Galatès, ancêtre mythique des Galates et des Gaulois. De toute façon, il s’agit d’un dieu aux formes gigantesques et en relation avec la force, l’abondance et la sexualité, références qui sont celles du Dagda sous son aspect guerrier et producteur, comme l’indiquent les nombreuses légendes locales qui le concernent. Peut-être faut-il voir dans Gargan – ou Gargano – le nom que portait le Jupiter gaulois signalé par César ? Cela n’a rien d’impossible, et la fréquence des toponymes – qui ne sont pas tous récents, ni postérieurs à Rabelais – où Gargan-Gargantua intervient est un argument en faveur de cette hypothèse. Cela dit, que peut signifier ce nom ? L’interprétation courante, jointe à celle des noms de Grandgousier et de Gargamelle, ses parents, ou du nom de Badebec, son épouse, tend à y voir un dérivé de « bouche », « gueule », d’après un ancien mot qui aurait donné d’une part « gargouille », d’autre part le latin gurgem, d’où proviennent « ingurgiter » et d’autres mots de même famille. Le malheur veut que cette interprétation tient davantage compte du caractère rabelaisien du personnage que de l’origine même de cette divinité, laquelle est, répétons-le, gauloise et celtique. Certes, Rabelais a tout fait pour mettre en valeur le côté « grande gueule » de Gargantua, ce qui n’est pas contradictoire avec l’un des aspects du Dagda, mais c’était surtout à cause de sa propre problématique qui était de faire du personnage un « puits de connaissance », symbole de la « voracité » de l’humaniste de la Renaissance aussi bien sur le plan matériel que sur le plan intellectuel. Si Gargan – ou Gargano – est celtique à l’origine, pourquoi ne pas chercher la signification de son nom du côté des langues celtiques ? Cela semble logique, mais curieusement, personne n’a jamais eu cette idée[146].

C’est un conte populaire breton-armoricain, recueilli au début du siècle dans la forêt de Camors (Morbihan), qui nous donne, sinon la solution, du moins une indication précieuse[147]. L’ensemble est relié à la légende de Konomor, le Barbe-Bleue breton. Le personnage est un « vendeur de sel » curieusement nommé le Gergan : pour venir en aide à la femme du mauvais seigneur de Kamorh qui, pour la rattraper et la faire mourir, excitait son chien sur elle, le Gergan prend une poignée de sel, la lance sur le château du seigneur et engloutit celui-ci dans la terre. Le geste est un geste d’exécration bien dans la tonalité druidique. C’est un geste magique. Il rappelle que Pantagruel, fils de Gargantua selon Rabelais, mais personnage démoniaque des Mystères du Moyen Âge, desséchait et assoiffait ses ennemis en leur jetant du sel, ce qui montre d’ailleurs que Rabelais n’était pas tout à fait innocent. La coïncidence est trop nette pour être fortuite. Quant au nom du Gergan, il est la forme dialectale en haut-vannetais du breton classique Gargam, qui signifie littéralement « Cuisse Courbe », c’est-à-dire « Boiteux ». Le terme gar, « cuisse », n’est d’ailleurs pas seulement breton : il a nécessairement existé en ancien français, puisqu’il a donné les mots français jarretière et jarretelle, ainsi que le mot anglais garter. Or Gargamelle, qu’on s’évertue à faire signifier « grande gueule », n’est pas autre chose qu’un diminutif francisé de Gargam, et son fils Gargantua lui emprunte tout simplement son nom, quelque peu masculinisé. Gargamelle et Gargantua sont à l’origine des personnages « à la cuisse courbe », c’est-à-dire des divinités boiteuses, ce qui nous ramène à certaines descriptions du Dagda, et ce qui témoigne en tout cas, comme dans les exemples d’Odin et de Tyr, le borgne et le manchot, d’une caractéristique fonctionnelle de la divinité marquée par un aspect physique contraire. En effet, dans le symbolisme mythologique, il est fréquent que le très voyant soit borgne ou aveugle, que le dieu de l’éloquence soit bègue, que le dieu de l’abondance et de la distribution soit manchot (Nuada) et que le dieu rapide et fort soit boiteux ou unijambiste. À ce compte, Gargantua, comme sa mère Gargamelle, sont des êtres surnaturels rapides et puissants. Tel devait être le Gargano des Gaulois que César décrit sous le nom de Jupiter, à la fois doué d’une grande force physique, d’un solide appétit, d’une sexualité débordante, et mettant tout cela, comme le Dagda, au service de la lutte contre les forces des ténèbres et du Chaos, tels les Fomoré.

Précisément, le rapport de ce Dagda-Gargantua avec une figure de la statuaire gallo-romaine, est assez troublant. Paul-Marie Duval fait remarquer, à propos du Jupiter gaulois, qu’il est « figuré d’une façon particulièrement militaire sur une série de monuments gallo-romains nombreux surtout dans le nord-est et n’ont leur équivalent nulle part ailleurs : les colonnes du dieu cavalier terrassant un monstre à queue(s) de serpent ou de poisson (qu’on appelle traditionnellement le « géant anguipède ») ou soutenu par lui. Alors qu’aucun dieu romain (sauf les Dioscures dans des cas exceptionnels) n’a été représenté à cheval, ici le dieu du ciel est même figuré en cavalier militaire, tenant le foudre, parfois la roue. La dédicace le nomme constamment Iupiter Optimus Maximus »[148]. Ce fameux groupe dit « du Cavalier à l’Anguipède » n’a pas cessé d’intriguer les commentateurs. C’est bien un Jupiter, mais il n’est plus romain que de nom. Il a donc obligatoirement recouvert une divinité gauloise. « Le symbolisme de ces monuments », continue Paul-Marie Duval, « est manifestement d’ordre cosmique, métaphysique… Quant au groupe lui-même qui surmonte l’ensemble, il exprime le triomphe de la lumière céleste, qui voit tout, sur les forces souterraines et cachées (car le géant paraît sortir du sol et sa nature serpentiforme souligne son caractère chthonien, le jour l’emportant sur la nuit, les forces pures sur les forces impures, peut-être la vie éternelle sur la mort et, occasionnellement, la victoire de la paix impériale sur le monde barbare). Cette expression-là de la puissance complexe de Jupiter, c’est en Gaule seulement qu’on l’a trouvée jusqu’à présent »[149]. Il n’est sans doute pas indispensable de recourir à une proposition en termes manichéens faisant intervenir des notions de morale. Il s’agit de métaphysique, non de morale. Mais, en l’occurrence, la vision proposée par Paul-Marie Duval semble justifiée : le Cavalier à l’Anguipède, authentique Jupiter gaulois, n’est autre que Dagda-Gargantua luttant contre les Fomoré, personnification du chaos originel. Pourquoi l’anguipède ne serait-il pas Balor ? En tout cas, si ce n’est pas cela que signifie ce groupe du Cavalier à l’Anguipède, ce ne peut être que quelque chose d’approchant.

Ce Cavalier à l’Anguipède est parfois porteur d’une roue. Or, la statuaire gallo-romaine est riche en représentations d’un mystérieux dieu à la roue qui n’est pas toujours nommé. La meilleure représentation en est celle du Chaudron de Gundestrup : le dieu est barbu, les deux bras en l’air, masquant à demi une roue que tient un guerrier casqué. Dans un certain nombre de cas, le dieu à la roue est assimilé à Jupiter. On a donc proposé de voir dans cette roue l’attribut majeur du dieu céleste, la foudre, mais non pas en tant qu’éclair lumineux : il s’agirait au contraire du bruit du tonnerre, analogue au bruit d’une roue de char. Pourquoi pas ? On avait bien proposé de voir dans la roue un symbole solaire, ce qui n’est pas exclu. Le tout est de savoir la signification exacte de l’association entre le Jupiter celtique et la roue. La roue n’est pas l’attribut du Dagda, mais il existe dans la tradition irlandaise un personnage intéressant, héros d’un récit épique tout à fait extraordinaire, Le Siège de Druim Damhgaire. Il s’agit du druide Mog Ruith, dont les exploits magiques contre les druides du roi Cormac sont assez hallucinants. Le nom de Mog Ruith signifie « serviteur de la Roue », ce qui ne peut que renvoyer au dieu à la roue de la statuaire gallo-romaine, donc à Jupiter. Mog Ruith est une sorte de doublet vaguement historicisé du Dagda dont il a toutes les caractéristiques[150]. Mais, de plus, Mog Ruith se déplace sur un char de bronze qui a tout l’air d’être un char volant. Lui-même vole comme un oiseau, ce qui accentue son aspect céleste. Cependant, il agit sur les autres éléments, puisqu’il libère les eaux que les druides de Cormac avaient liées, il combat ces mêmes druides par le feu et par le vent druidique. Il est borgne, comme Odin, et il incarne la toute-puissance druidique. La roue, dont il est le serviteur, et dont sont ornées certaines divinités gauloises, est peut-être le symbole de la connaissance du passé et de l’avenir, la « roue de Fortune », que seuls les druides – et les dieux druides, mais c’est la même chose – sont capables de maîtriser à cause de leur état de « très voyants ».

Au reste, le dieu à la roue a souvent été identifié à Taranis, dont le nom contient le mot taran, « tonnerre ». Ce Taranis est cité par Lucain, dans La Pharsale, en compagnie de Teutatès et d’Ésus. Il semble bien que cette triade de Lucain soit une sorte de Trinité à la façon chrétienne : les trois noms désignent vraisemblablement le même personnage, vu chaque fois sous une fonction différente. En tant que Taranis, c’est la fonction du Jupiter tonnant qui domine. Le scholiaste de Lucain précise que les victimes offertes à Taranis étaient brûlées dans des récipients en bois, ce qui fait évidemment songer aux mannequins d’osier dont parle César (VI, 16), où l’on sacrifie des prisonniers en les livrant aux flammes. Taranis est évidemment lié au feu, et le nom peut très bien être une métathèse de Tanaris, ou Tanaros, dont l’équivalent est le germanique Donar, et qui, de toute façon, contient le terme brittonique tan, « feu ». Le nom de Tanaros est en effet attesté sur une inscription trouvée à Chester, en Grande-Bretagne. Il est évident que le Jupiter-Taranis gaulois est l’aspect du Dagda qui serait le plus conforme à l’exemple indien d’Indra. Et cela d’autant plus qu’Indra, aux débuts de l’époque historique, était nettement liée à la caste de l’aristocratie guerrière.

En tant qu’Ésus, c’est la fonction du « dieu bon » qui domine. En effet, le nom d’Ésus est l’exact équivalent de l’épithète Optimus, attachée à Jupiter. Sur l’Autel des Nautes de Paris, au musée de Cluny, Ésus est représenté sous l’aspect d’un bûcheron. Il semble lié à l’arbre – peut-être au chêne, comme Jupiter –, et le scholiaste de Lucain (qui assimile Ésus une fois à Mars, une autre fois à Mercure) nous informe que les victimes offertes au dieu étaient pendues à un arbre, probablement la tête en bas, et qu’elles y étaient saignées. Ce rite cruel, qui était peut-être un simple simulacre destiné à obtenir la régénération[151], se retrouve curieusement dans une des versions de la Quête du Graal, à propos de la vengeance exercée par Perceval contre les meurtriers de son père. Néanmoins, ce dieu se présente comme un honnête travailleur. Sur l’autel des Nautes, il élague un arbre avec une longue serpe. Sur un bas-relief de Trêves, il attaque le tronc avec une cognée, mais ce qui est surprenant, c’est que le feuillage de l’arbre laisse voir une tête de taureau, tandis que trois oiseaux sont perchés sur les branches. Or, sur l’autel des Nautes, un bas-relief voisin de celui d’Ésus représente un taureau dans une forêt, avec, sur la tête et sur la croupe, trois gros oiseaux que l’inscription en pur gaulois permet d’identifier : tarvos trigaranus, c’est-à-dire le « taureau aux trois grues ». Ce Tarvos Trigaranos a suscité bien des commentaires. On le retrouve d’ailleurs curieusement dans les Chansons de Geste, en particulier dans la Chanson de Roland, sous le nom de Tervagant que les Sarrasins adorent en même temps qu’Apollon et Mahomet. Il faut savoir qu’il existe dans la statuaire gallo-romaine plusieurs exemples de taureau à trois cornes, et que la notion de triade, ou de trinité, est familière à l’ensemble des Celtes. Cela dit, il est évident que le dieu Ésus, bûcheron et homme des bois qui fait penser à celui qu’on rencontre dans le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes, est lié d’une façon ou d’une autre à ce taureau aux trois grues : des monnaies armoricaines du peuple des Osismi, qui représentent un cheval surmonté d’un oiseau – probablement le conducteur, ou le guide céleste – et sautant par-dessus un taureau, le confirment. Il ne peut s’agir que d’une légende mythologique dont Ésus est le héros. D’Arbois de Jubainville avait proposé d’y voir une illustration d’un épisode de la Tain Bô Cualngé, cette grande épopée de l’Ulster, où le héros Cûchulainn, luttant contre trois royaumes d’Irlande pour défendre le Brun de Cualngé, ce taureau divin objet de tant de convoitises, est harcelé par la déesse Morrigane, sous forme d’oiseau. Et Morrigane est aussi une triple déesse. Cette interprétation n’est pas plus mauvaise qu’une autre, et on n’en a pas trouvé de plus satisfaisante. Dans ce cas, il faudrait voir dans Cûchulainn une sorte de doublet héroïsé et quelque peu historicisé du Dagda, dans un aspect de protecteur de son peuple et des biens de ce peuple, en l’occurrence le taureau sacré.

Cet aspect protecteur des biens et des personnes, nous le retrouvons dans le dernier terme de la triade de Lucain, Teutatès, auquel, selon le scholiaste, on sacrifie des victimes, par suffocation, en leur plongeant la tête dans un chaudron. Teutatès, ou Toutatis, épithète donnée parfois à Mars, parfois à Mercure, est cependant digne de Jupiter. Le nom signifie « Père du Peuple », ou « Père de la Tribu ». L’appellation est assez proche de celle du Dagda, Ollathir. Certains commentateurs prétendent qu’il s’agit d’un nom commun, et qu’il peut s’appliquer à n’importe quelle divinité protectrice d’un groupe social. C’est non seulement un nom commun, mais une épithète périphrastique. Et tous les noms des dieux sont de cette sorte. Pourquoi ne pas considérer Teutatès-Toutatis comme une entité personnalisée, du moins chez certains peuples ?

Cela n’empêche nullement le Jupiter gaulois de porter d’autres surnoms, et d’avoir d’autres attributs. C’est ainsi qu’on peut classer comme un Jupiter-Dagda le dieu accompagné d’un serpent à tête de bélier, tel celui qui est représenté sur une des plaques du Chaudron de Gundestrup : il tient d’une main un torques et de l’autre le cou du serpent criophore. Mais il a des bois de cerf, ce qui l’apparente à Cernunnos, le dieu cornu, qui ne semble pas indo-européen. Sur le Pilier de Mavilly, en territoire des Santones, c’est une sorte de dieu guerrier qu’accompagne le serpent à tête de bélier. Ce motif n’apparaît nulle part ailleurs que chez les Gaulois. Il faut dire que le thème du serpent avait peu de chances de se répandre en Irlande, le serpent y étant pour ainsi dire inconnu. Mais un attribut divin semble avoir eu beaucoup de succès en Gaule, le maillet.

Le Dieu au maillet, lui aussi, n’existe que sur le territoire gaulois. Et les inscriptions le nomment Sucellos, ce qui signifie littéralement « Tape-Dur », « celui qui frappe bien », appellation qui convient parfaitement à sa représentation plastique comme elle convient à la description du Dagda muni de la massue ambiguë. D’une façon générale, il est barbu et d’âge mûr, vêtu d’une tunique courte, de braies et d’un capuchon, à la mode gauloise. Il tient un maillet parfois très haut, comme s’il s’agissait d’un sceptre, et un vase assez pansu, et est parfois entouré de deux tonnelets gaulois, ou accompagné d’un chien. Comme on a retrouvé à peu près deux cents représentations de ce personnage, les variantes sont nombreuses : dans certains cas, le maillet qu’il tient ressemble davantage à un tonneau qu’à un marteau. De plus, il est souvent accompagné d’une corneille, ce qui n’est pas sans faire songer à la déesse Morrigane-Bodbh, qui apparaît souvent sous l’aspect de cet oiseau. Quoi qu’il en soit, ce maillet est intrigant. Est-ce un symbole de mort ? On serait tenté de le croire, car divers usages et traditions d’Europe occidentale se réfèrent à lui à propos de rites funéraires et pré-funéraires. Ainsi, en Irlande, on met, encore aujourd’hui, un marteau dans les cercueils, « pour frapper à la porte du Purgatoire ». Dans certaines paroisses de Bretagne, notamment à Guénin (Morbihan), on connaissait les « marteaux de la bonne mort » ; quand l’agonie de quelqu’un était trop longue, la plus vieille femme du village allait chercher chez le prêtre une pierre, une sorte de massue, ou un marteau, réservés à cet usage, et le tenait au-dessus de la tête du mourant, en lui disant de se préparer à partir[152]. En Grande-Bretagne, dans certaines régions, le même marteau, holy mawle, était pendu derrière la porte de l’église, et on raconte qu’un fils dont le père avait atteint 70 ans avait le droit de tuer celui-ci. C’était, en somme, une autre façon de « secouer le cocotier ». Il faut bien croire que de tels usages étaient réellement appliqués, surtout dans des sociétés qui ne pouvaient se permettre les « bouches inutiles ». Tout cela est en tout cas conforme à l’image du Dagda dont la massue peut tuer et ressusciter, maître du temps et aussi de l’espace, protecteur de la communauté tribale en tant que Teutatès, pourvoyeur de biens en tant que maître du chaudron, maître du feu en tant que Taranis, père de tous et père céleste en tant que Jupiter, maître de la vie et de la mort en tant que Dispater, ivre de nourriture, de boisson et de sexe comme Gargantua, et néanmoins pourfendeur de monstres, comme le cavalier à l’anguipède, maître des animaux, comme Ésus le Très Bon ou l’Homme des Bois, boiteux parce que rapide, borgne parce que voyant et donc druide-magicien-prophète, guerrier redoutable et « tape-dur » comme Sucellos, harpiste, poète et philosophe, législateur garant des contrats, même quand il en est la victime, maître des destinées en tant que dieu à la roue, participant à toutes les fonctions et les transcendant, le meilleur de tous, puisqu’en définitive tel est son nom de Dagda. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le Jupiter celtique est complexe.

La Déesse au triple visage

César est formel : dans sa nomenclature, en cinquième position, il nomme la dernière divinité qui ait, selon lui, quelque importance chez les Gaulois. Il s’agit de Minerve qui « enseigne les principes des ouvrages et des techniques » (VI, 17). César emploie le mot opus, qui a le sens général de toute œuvre résultant de l’activité humaine, et le mot artificium qui désigne la technique, le métier, la façon de procéder. Il ne faut donc pas confiner cette Minerve gauloise dans un rôle purement matériel : il est bien évident qu’elle patronne à la fois les artistes et les artisans, et aussi, on l’oublie un peu trop, les guerriers, puisque la guerre est un « art ». Cette Minerve, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’est pas exclusive de la troisième fonction. Il est incontestable que, de la façon dont elle est présentée, elle participe, comme le Jupiter-Dagda, aux trois fonctions indo-européennes.

Nous ignorons son nom gaulois. Elle porte parfois le surnom de Bélisama, la « Très Brillante », notamment à Saint-Lizier (Ariège). Parfois, elle est medica, ce qui indique son appartenance à la première fonction. Une des meilleures représentations de cette Minerve gauloise, ou plutôt gallo-romaine, est la tête coiffée d’un casque aux traits de chouette et au cimier en forme de cygne, en bronze, découverte récemment à Kerguily en Dinéault (Finistère), actuellement au musée de Bretagne, à Rennes. Mais les inscriptions qui la concernent sont nombreuses sur toute l’étendue du territoire celtique, ce qui prouve sa réelle importance. Les Gaulois ont toujours eu la réputation d’être d’habiles artisans et des artistes de valeur, même quand les Grecs et les Romains ne comprenaient pas le sens de leur démarche intellectuelle.

En Irlande, il ne peut faire aucun doute qu’elle ne soit la fameuse Brigit, fille du Dagda (comme Minerve-Athéna est fille de Jupiter-Zeus). Elle est la patronne des poètes, des fili et des médecins (première fonction), des artisans, des forgerons et des bronziers (troisième fonction), et elle apparaît souvent sous les traits d’une guerrière (deuxième fonction). D’ailleurs, certains textes irlandais font état de trois Brigit différentes, ce qui prouve que c’est une déesse à trois visages, ou une triple déesse. Elle présidait sans doute à la fête d’Imbolc, le 1er février, et c’est ce même jour que les Irlandais rendent hommage à sainte Brigitte de Kildare, laquelle semble bien avoir, dans la dévotion chrétienne, remplacé la divinité païenne. En vrai, les Irlandais ont fait de sainte Brigitte leur grande patronne, immédiatement après saint Patrick, par ordre de grandeur. Ce n’est pas par hasard. Et quand on raconte qu’à l’abbaye de Kildare, dont elle était l’abesse, Brigitte faisait entretenir un feu perpétuel, cela ne peut que faire penser au feu perpétuel entretenu à Bath, en Grande-Bretagne, pour honorer la déesse Sul que Solin assimile précisément à Minerve. On pourra y voir également une analogie certaine avec le culte de Vesta, à Rome.

Le nom de Brigit n’offre aucune difficulté de compréhension. Il provient d’un radical bri ou brig, signifiant « haut », et par extension « fort », que l’on reconnaît dans certains toponymes continentaux comme Bregenz (Brigantia), Briançon, ou encore Brech (Morbihan), nom qui n’est pas breton en dépit de la consonance, mais d’origine gauloise. Le mot se retrouve dans le breton bré, dans le sens de « hauteur, colline », utilisé comme préfixe (Brélevenez, Bréholo), et il a donné un certain nombre d’appellations assez anciennes concernant des forteresses situées sur des hauteurs.

Mais le nom de Brigit a disparu très tôt de la tradition irlandaise, occulté parce que gênant pour les chrétiens, et portant préjudice à « sainte » Brigitte. Cela n’a pas empêché les transcripteurs de la tradition gaélique de la présenter dans leurs récits, mais sous des noms divers : ainsi, on peut la reconnaître dans Boinn, dans Eithné, dans Étaine et sans doute dans Bodbh et Morrigane, elles aussi triples déesses interchangeables. De plus, il est fort possible qu’elle soit la Macha irlandaise, c’est-à-dire la galloise Rhiannon et la gallo-romaine Épona. Mais elle est sûrement Tailtiu, la déesse-terre irlandaise, la mère nourricière du dieu Lug, en l’honneur de laquelle celui-ci institua la fête de Lugnasad, le 1er août, soit six mois après la fête d’Imbolc, patronnée par Brigit.

Boinn (ou Boyne, ou Boann) est littéralement la « Vache Blanche » (Bo-Vinda). Le nom paraît tout à fait normal dans une société de pasteurs qui mesurent leurs richesses en têtes de bétail. En ce sens, Boinn représente la prospérité, et la couleur blanche (attachée à l’idée de beauté et de race pure) renforce la fonction. Elle est l’épouse d’Elcmar, frère du Dagda, mais en réalité double noir et négatif de celui-ci, le nom d’Elcmar signifiant « envieux » ou « jaloux ». En éloignant Elcmar et en s’unissant avec Boinn, le Dagda ne commet pas un adultère comme les textes, soucieux de respecter la morale chrétienne, veulent nous le faire croire, mais il néantise son côté noir, magnifie son aspect blanc de « dieu bon », et engendre ainsi, grâce à la prospérité, le « jeune fils » (Mac Oc) qui est aussi un « choix unique » (Oengus). C’est ce que raconte un poème du Xe siècle, dû à Cinaed ua Hartacain. On y apprend d’ailleurs qu’Elcmar porte aussi le nom de Nechtan, transposition gaélique du latin Neptunus, et qu’il possède une fontaine merveilleuse, la Source de Segais. Boinn, après la naissance d’Oengus, veut se purifier – et sans doute retrouver une sorte de virginité. Elle dit : « J’irai jusqu’à la belle source de Segais pour que ma chasteté soit hors de doute. J’irai trois fois dans le sens contraire du soleil autour de la source vivante sans mensonge »[153]. Il y a là un rite de circumambulation que l’on retrouve encore actuellement en Bretagne dans les usages qui concernent certaines fontaines guérisseuses. On remarquera que Boinn prétend accomplir le rite dans le sens inverse de la marche du soleil : c’est l’indice d’une volonté de régénération, de retour vers le passé, ce qui peut faire considérer la Source de Segais comme une Fontaine de Jouvence. Mais, comme le raconte le Dindshenchas en prose, c’était « une source secrète qui était dans la prairie du sidh de Nechtan. Quiconque y allait n’en revenait pas sans que ses yeux éclatassent, à moins que ce ne fussent Nechtan et ses trois échansons… »[154]. L’opération magique de rajeunissement et de régénération est donc dangereuse. « Une fois Boinn alla par orgueil, pour éprouver les pouvoirs de la source, et elle dit qu’il n’y avait pas de pouvoir secret qui atteignît le pouvoir de sa beauté. Elle fit le tour de la source vers la gauche, par trois fois. Trois vagues se brisèrent sur elle, hors de la source. Elles lui enlevèrent une cuisse, une main et un œil. Elle se tourna vers la mer, fuyant sa honte, et l’eau la suivit jusqu’à l’embouchure de la Boyne »[155]. Et c’est depuis lors qu’existe le fleuve auquel Boinn a donné son nom, la Boyne.

La légende étiologique est une chose. Ce procédé courant pour expliquer mythologiquement le nom d’une rivière, d’une colline ou d’une vallée, ne masque pas la fable originelle : Boinn veut revenir en arrière, recommencer le cycle antérieur. Mais c’est une impossibilité et une erreur[156]. Dans l’éternel devenir qui semble être la conception druidique du monde, on ne peut revenir en arrière. Il faut au contraire aller de l’avant, et le rajeunissement, la régénération, est devant et non pas derrière. Boinn disparaît en tant que « vache blanche »[157], mais elle va réapparaître en tant qu’Étaine, héroïne d’une des plus belles histoires d’amour de l’Irlande[158], Étaine, fille d’un roi d’Ulster, épouse du dieu Mider, puis après une autre naissance, épouse du roi Éochaid, est l’ancêtre d’une lignée royale. Et là, elle portera le surnom de Bé Finn, la « belle femme », ou la « Femme Blanche ». Ce personnage mythologique de la plus haute importance ne va d’ailleurs pas sombrer dans l’oubli. Franchissant les mers, comme la plupart des légendes irlandaises, il sera récupéré par les auteurs de romans arthuriens. En effet, et c’est quand même assez surprenant, on retrouve Boinn-Bé Finn sous le nom de Viviane dans la légende de Merlin, celle qui deviendra la Dame du Lac, l’initiatrice de Lancelot du Lac[159]. Les dieux ne meurent jamais. Ils se transforment.

Mais, sous l’aspect d’Étaine, Boinn s’est humanisée. Elle perd peu à peu sa qualité de déesse primordiale pour devenir la Souveraineté incarnée. Et dans une variante de la légende, elle prend le nom d’Ethné, ou Éithné : elle se dépouille alors de sa qualité de Tuatha Dé Danann, renonce à sa divinité païenne et se fait baptiser par saint Patrick[160]. La fable est encore une fois très éloquente : malgré le changement de religion, la divinité ne meurt jamais vraiment, mais se transforme selon les conceptions nouvelles. Boinn-Brigit ne devient pas seulement « sainte » Brigitte de Kildare : puisqu’elle est la mère des dieux de l’Irlande druidique, elle peut tout aussi bien être la Vierge Marie, mère du Dieu chrétien, en même temps d’ailleurs que son « épouse » et sa « fille ». Le contenu théologique est identique si l’on condescend à creuser sous les apparences.

Mais si Brigit-Minerve est représentative de la troisième fonction, procurant la fécondité et l’abondance, elle est aussi banfile, c’est-à-dire « femme-file », ou « femme-poète », ou encore « femme-prophétesse », ce qu’on traduit improprement par « druidesse ». Il faudrait, dans ce cas, utiliser le terme banrui, littéralement « femme-druide ». Cela repose le problème de l’existence des druidesses. Mais ce n’est pas parce que Brigit est banfile qu’elle est druidesse, le terme étant assez récent et susceptible d’avoir été récupéré par le christianisme pour classer Brigit dans un domaine purement littéraire beaucoup moins « sulfureux » que celui des druides proprement dits. En l’état actuel des choses, il est impossible d’affirmer qu’il y a eu des « druidesses » à part entière. Aucun texte, tant insulaire que continental, ne nous le dit. Il est également impossible d’affirmer qu’il n’y en a pas eu. La seule certitude est que des femmes ont appartenu à la classe sacerdotale druidique, sans que leur fonction exacte soit précisée. Quant à Brigit, si elle est « druidesse », c’est parce qu’elle est déesse, et que par définition, tout druide est dieu et tout dieu est druide. Brigit incarne le druidisme en tant qu’art de poésie, au sens le plus sacré du terme, et c’est à ce titre qu’elle est l’inspiratrice de la poésie, la maîtresse des arts, ce qui revient à la définition que César donne de la Minerve gauloise. Et comme la médecine est un « art », avec une bonne part de magie incantatoire, il est normal que Brigit soit également l’inspiratrice des médecins. Il est probable qu’Airmed, la fille de Diancecht, est un autre nom de Brigit. Elle en a de toute façon les fonctions et affirme ainsi son appartenance à la classe sacerdotale.

C’est peut-être par cet aspect artistique, poétique ou médicinal, que la Minerve gauloise est Bélisama, la très brillante. Dans la même optique, elle est sans doute la Sirona des inscriptions gauloises, dont le nom se réfère à l’astre qui brille dans le ciel. Elle est aussi l’Arianrod de la tradition galloise, héroïne de la quatrième branche du Mabinogi. Son nom signifie « Roue d’Argent », et chez les Gallois, Kaer Arianrod, littéralement « Ville d’Arianrod », désigne la constellation Coronea Borealis. Et il n’est pas interdit de comparer cette Brigit, déesse païenne devenue sainte chrétienne, à la fée Mélusine, être diabolique devenu chrétien sous condition, elle aussi maîtresse des arts et des techniques (fondations nombreuses d’églises, d’abbayes et de châteaux), généreuse dispensatrice et mère d’une nombreuse progéniture[161]. En tout cas, Mélusine est la fondatrice mythique d’une lignée, comme Brigit, comme Boinn, comme Étaine, comme Tailtiu, la terre-mère d’Irlande. Et comme elles, Mélusine se transforme sans jamais disparaître.

Mais la Minerve celtique ne serait pas complète si l’on omettait son aspect guerrier. Si elle enseigne les techniques, elle enseigne donc l’art militaire. La littérature celtique ou d’origine celtique abonde en exemples de femmes-guerrières qui sont aussi magiciennes, et qui sont les initiatrices des jeunes gens, tant au point de vue militaire que magique ou sexuel, points de vue qui ne peuvent jamais être envisagés séparément. Dans la statuaire gallo-romaine, elle se présente parfois comme une Athéna guerrière. Certaines monnaies gauloises, notamment des Baïocasses de Normandie, nous montrent les images de femmes nues et armées, échevelées et semblant courir au combat comme des furies. D’après Dion Cassius (LXII, 6-7), la reine bretonne Boudicca, en rébellion contre les Romains, offrait des sacrifices et des actions de grâces à la déesse Andrasta ou Andarta, nettement présentée comme déesse de la guerre. Or, il y a une déesse Andarte dont le culte est attesté chez les Voconces de la Drôme. Mais en Irlande, encore une fois dans l’état-major des Tuatha Dé Dannan, elle est Morrigane, fille d’Ernmas (= meurtre).

Le nom de Morrigane pose des problèmes et son étymologie a été controversée. On y a vu une « Reine des Cauchemars », mais il est plus probable qu’elle est tout simplement la « Grande Reine » (préfixe augmentatif mor analogue au ver gaulois de Vercingétorix, et rigan, dérivé de rig, « roi »). Son nom fait immédiatement penser à celui de la fée Morgane des romans arthuriens à laquelle elle s’apparente par de nombreux points, ne serait-ce que sous les aspects de fureur et de sexualité. Mais la Morgane brittonique provient d’un ancien mori-gena, « née de la mer », dont le correspondant irlandais serait muirgen. En tout cas, la Morrigane irlandaise a nettement un triple aspect : elle est magicienne et prophétesse, guerrière et excitatrice des désirs sexuels. Dans la Tain Bô Cualngé, elle vient s’offrir au héros Cûchulainn sous forme d’une femme, puis elle revient l’exciter au combat sous forme d’une vache et surtout d’une corneille (bodbh). Au moment des préparatifs de la bataille de Mag Tured, elle s’unit au Dagda et lui prophétise l’arrivée des Fomoré, ce qui ne l’empêche pas d’entrer dans l’action : « Elle irait à Scene pour tuer le roi des Fomoré… Elle lui enlèverait le sang de son cœur et les rognons de sa valeur. Elle montra ensuite ses deux mains remplies de ce sang aux troupes… »[162]. Au cours de l’action, la Morrigane « encourageait les Tuatha Dé Danann à livrer la bataille avec ardeur et énergie »[163]. Et elle excite les combattants par un chant. À la fin, c’est elle qui annonce la victoire à toute l’Irlande, et elle conclut en prophétisant sur le monde à venir. Mais là, elle est nettement assimilée à Bodbh[164], tandis qu’une seconde version du récit la place dans une triade caractéristique : « Les trois druidesses, Bodbh, Macha et Morrigane, dirent qu’elles seraient cause d’averses de grêle et nuages de poison venant sur eux, si bien qu’elles les rendraient faibles et confus, et qu’elles les priveraient de leur intelligence et de leur bon sens dans la bataille »[165]. Il s’agit bel et bien de magie guerrière.

Le mot bodbh signifie « corneille », et c’est souvent sous l’aspect de cet oiseau que la Morrigane apparaît, en particulier sur les champs de bataille. Le mot est d’ailleurs ambigu, puisqu’il veut aussi dire « victoire », comme dans le nom de la reine bretonne Boudicca (= victorieuse). Quant à Macha, il s’agit de cette divinité qui cause la fameuse maladie des Ulates (analogue à la couvade) par la malédiction qu’elle lance sur eux parce que le roi l’a obligée, alors qu’elle était enceinte et prête à accoucher, de faire une course avec ses chevaux[166]. Cette Macha a quelque chose à voir avec les chevaux, et on peut la considérer comme une déesse cavalière, ou même une déesse jument, comme Rhiannon, l’héroïne de la première et troisième branche du Mabinogi[167]. Le nom de Rhiannon (Rigantona) peut signifier « Grande Reine ». La déesse gauloise, ou plutôt gallo-romaine, Épona, très souvent représentée dans la statuaire comme une cavalière accompagnée d’un poulain, voire d’une simple jument avec son poulain, semble de même nature ou de même origine que Rhiannon et Macha, mais il est possible qu’elle ne soit pas celtique.

La triade Bodbh-Macha-Morrigane est en fait la représentation d’une unique déesse sous trois aspects différents. Il en est de même pour la triple Brigit. Et dans la statuaire gallo-romaine, nombreuses sont les représentations de trois personnages maternels, les Matrae ou les Matronae. Souvent, ces groupes de déesses-mères portent des surnoms qui en font les protectrices d’un groupe social bien déterminé, d’une ville ou d’une cité. N’oublions pas non plus que l’Irlande est parfois incarnée par une triade de personnages féminins comme Ériu, Banba et Fotla. Le nombre trois, qui est symboliquement le chiffre de l’éternité, de la totalité, a particulièrement eu la faveur des Celtes. Les anciennes traditions mythico-historiques du Pays de Galles se présentent sous forme de triades (Triades de l’Île de Bretagne) constituées par des groupements de trois personnages caractéristiques d’une fonction, de trois événements marquants, ou de trois principes. Il faut aussi penser au triskell, ou triscèle, ornement symbolique qui n’est pas d’origine celtique, mais qui est devenu en quelque sorte l’emblème de la civilisation celtique, étant donné sa fréquence dans les arts plastiques gaulois, mais surtout irlandais.

Cela n’empêche pas certaines figurations divines féminines d’être accompagnées, dans la statuaire gallo-romaine, par des divinités masculines, ou bien de les accompagner. C’est l’indication d’une complémentarité de fonction, et nous retrouvons le même procédé dans la tradition irlandaise.

Ainsi, bien que Brigit soit en quelque sorte une déesse de la médecine, il existe un dieu de la médecine, qui est Diancecht. De même, bien qu’elle soit la déesse des techniques, il y a, dans l’état-major des Tuatha Dé Danann, un maître-artisan qui est Credné, et surtout un maître-forgeron qui est Goibniu. Ce Goibniu, dont le nom provient d’un radical qui a donné le mot français « gobelins », désignant de petits êtres fantastiques habitant sous la terre et experts en l’art de forger, est un remarquable personnage. « Goibniu, le forgeron, était dans sa forge à faire des épées, des lances et des javelots, et parce qu’il faisait ces armes-là en trois coups : le troisième coup était pour les achever et il les rivait dans le cercle de la lance. Et quand les armes étaient plantées dans le côté de la forge il ajustait les cercles sur les fûts et il n’était pas nécessaire de finir l’ajustage »[168]. Cela permet aux Tuatha Dé Danann d’avoir des armes nouvelles tous les jours. Bien sûr, ce forgeron divin qui a son correspondant dans la tradition galloise sous le nom de Govannon, fils de Dôn, est dans le registre de Vulcain-Héphaistos. Il est maître du feu, du métal, et donc il connaît les secrets de l’intérieur de la terre. Le thème a été exploité abondamment dans les sagas germaniques, notamment à propos de Siegfried[169]. Dans les récits celtiques, c’est également un initiateur, celui qui dévoile au jeune héros la façon dont il doit se comporter et qui lui forge des armes souvent invincibles. C’est le cas de Cûchulainn (= le chien de Culann) qui obtient son nom chez le forgeron Culann[170]. C’est le cas de Finn mac Cumail, initié par le forgeron Lochan[171]. Le personnage du forgeron, toujours trouble, ambigu, volontiers démoniaque, inquiétant, plus ou moins sorcier, est bien connu dans les contes populaires[172] où il joue un rôle essentiel. Il est vrai que dans les sociétés primitives, ou dites telles, le forgeron est, par sa connaissance et son métier, le maître des travaux agricoles et des arts de la guerre, puisqu’il fabrique aussi bien des instruments aratoires que des armes. Il est un authentique « maître de forges », et comme tel, il représente un pouvoir non négligeable dans la société. Et c’est pour cette raison qu’on lui attribue la connaissance de secrets qui dépassent de loin son métier. En fait, il faudrait parler d’un druide-forgeron. C’est le cas pour Goibniu, qui, étant dieu, est druide.

Car Goibniu ne se contente pas de son rôle de forgeron. Après la bataille de Tailtiu qui vit la victoire des Gaëls sur les Tuatha Dé Danann, ceux-ci doivent se contenter des tertres souterrains et des îles lointaines. Mais c’est quelque part dans cet Autre-Monde que se tient le « Festin de Goibniu », qui est un festin d’immortalité. Il est assez étrange de constater que ce festin se tient sous le nom et la présidence de Goibniu. Il est vrai que le personnage est demeuré longtemps dans les mémoires, comme Diancecht. On le trouve en effet cité en compagnie du Christ dans une incantation contre les blessures conservée dans un manuscrit du monastère de Saint-Gall : « Très forte est la science de Goibniu, très forte est la pointe de Goibniu, la pointe aiguë de Goibniu, hors d’ici ! »[173]. Brigit avait peut-être disparu de la tradition, mais sûrement pas Goibniu. Et que dire du saint Gobrien breton, qui guérit les furoncles (les clous), et dont le nom provient du même radical que Goibniu et Govannon ?

Entourée de dieux auxiliaires redoutables, efficaces, revêtue de multiples visages et de multiples noms, participant aux trois fonctions indo-européennes, maîtresse de poésie, de magie et de prophétie, savante en techniques diverses, mère de tous les dieux, quelque peu nymphomane et animée de la fureur guerrière, triple déesse mais toujours femme unique, probablement héritière de la Grande Déesse des temps préhistoriques, telle se présente la Minerve celtique. Sa complexité est aussi grande que celle du Dagda.

Au fond du sanctuaire

La mythologie celtique, en dépit des informations fragmentaires et souvent contradictoires qui nous permettent de la connaître, se révèle fortement structurée. Les divinités, sous quelque nom qu’elles apparaissent, peuvent relativement être classées par fonction, selon le modèle qu’en a donné César. Mais César n’a pas prétendu les signaler tous. De nombreux personnages divins peuvent difficilement être intégrés dans sa nomenclature. Ce n’est pas qu’ils soient moins importants, mais ils sont peut-être d’une origine ou d’une nature bien différente de celle des dieux indo-européens. En tout cas, ils posent un problème.

Ainsi n’avons-nous pas parlé de Cernunnos. C’est pourtant une divinité bien connue grâce au Chaudron de Gundestrup et à plusieurs monuments gallo-romains. C’est le « dieu cornu », le « dieu aux bois de cerf ». Le Chaudron de Gundestrup nous le présente assis dans une attitude de Bouddha. Il tient un torques d’une main, et un serpent à tête de bélier de l’autre. Sa tête est surmontée de gigantesques bois de cerf, et il est entouré de quatre animaux. Sur l’Autel des Nautes, à Paris, il a également les jambes repliées. Sur un monument découvert à Reims, il déverse un sac plein de monnaies en présence d’un cerf et d’un taureau. À Nuits-Saint-Georges (Côte d’Or), il est tricéphale et tient une bourse sur les genoux. Il a des bois de cerf bien nets, et il est accompagné de deux déesses portant chacune une corne d’abondance. Au-dessous, on peut voir un arbre, un taureau, un chien, un lièvre, un sanglier et un cerf. Ce qui est étrange dans cette figuration, c’est le personnage du milieu : de toute évidence, c’est une femme au torse nu, dont les seins sont apparents ; sur sa tête, elle porte une tour, et elle a un sexe mâle. Elle est donc androgyne. Que vient-elle faire à côté de Cernunnos, et quelle est la signification exacte de ce dieu ? Il semble avoir pour caractéristiques la pose bouddhique, la tricéphalie et un symbole d’abondance. La tricéphalie indique, par le symbolisme du ternaire, l’éternité et la totalité, ce qui est renforcé, dans le cas du monument de Nuits-Saint-Georges, par la présence de l’androgyne, à vrai dire plus féminin que masculin. Cernunnos serait-il une divinité de l’abondance ? Assurément, il appartient à la troisième fonction. Mais est-il vraiment celte ? Est-il de tradition indo-européenne ? On peut en douter.

Il n’a pas de correspondant chez les Tuatha Dé Danann. Par contre, le cycle de Leinster, dit cycle ossianique, nous offre des personnages qui peuvent lui être comparés. Finn, le roi des Fiana, s’appelle, de son vrai nom, Demné, c’est-à-dire le « Daim ». Avec une femme qui vit une moitié de l’année sous forme de biche, Sadv, il a un fils du nom d’Oisin, c’est-à-dire le « Faon ». Et son petit-fils se nomme Oscar, autrement dit « qui aime les cerfs ». À titre de comparaison, il faut savoir que Cernunnos (prononcer Kernunnos) veut probablement dire « qui a le sommet du crâne d’un cerf ». La troupe des Fiana, rappelons-le, est une sorte de chevalerie itinérante dont les activités consistent à faire la guerre pour le compte d’un roi, et à chasser. On a pris prétexte du fait que les textes concernant Finn et les Fiana sont relativement récents pour dénier à ces récits toute valeur de document concernant la mythologie celtique. Les aventures des Fiana seraient des adaptations des récits concernant l’Ulster. Cela n’est pas du tout prouvé. Il y a dans le cycle de Leinster des archaïsmes et des situations qui n’ont rien à voir avec l’épopée de Cûchulainn, de Conchobar et des Ulates, et il semblerait au contraire que le schéma primitif du cycle, constamment remanié et rajeuni dans son expression, plongerait ses racines dans un passé pré-celtique.

On peut en effet diviser le légendaire celtique (Irlande et Bretagne confondues) en trois catégories marquées chacune par une activité essentielle. La première de ces catégories est essentiellement représentée par le cycle d’Ulster : les protagonistes font partie d’une société d’éleveurs de bovins. Toutes les épopées tournent autour d’impitoyables razzias de vaches et de taureaux, et l’animal domestique utilisé pour garder les troupeaux paraît être le chien, car de nombreux héros ont le mot chien dans leur nom, tels Cûchulainn, Cûroi, Conchobar ou Conall. La deuxième catégorie contient en particulier le Mabinogi gallois (surtout la première et la quatrième branches) et le cycle arthurien : les protagonistes appartiennent à une société qui chasse le sanglier et élève les porcs. Le mythe le plus significatif en est certainement celui de la chasse au sanglier Twrch Trwyth[174]. Cette société représente une évolution par rapport à la précédente, et ouvre la voie à l’agriculture : elle est donc moins ancienne, ou plus localisée en Grande-Bretagne, celle-ci commençant à se détacher des normes pastorales primitives. La troisième catégorie, enfin, comprend le cycle de Leinster : il s’agit d’une société de chasseurs de cervidés. Et c’est celle-ci qui a les chances d’être la plus ancienne. Le cycle de Leinster peut ainsi remonter, dans son schéma de base, à l’époque préhistorique des chasseurs de rennes. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle est plausible et logique.

Cela permettrait de mieux situer Cernunnos. Représentant l’abondance, entouré d’animaux divers, portant des cornes de cerf, il pourrait être une ancienne divinité préhistorique récupérée par le druidisme. Il a d’ailleurs été largement utilisé par la suite. L’hagiographie bretonne est riche en anecdotes sur « saint » Édern (fils de Nudd, c’est-à-dire de Nuada) et le cerf[175]. Le cerf, dont le caractère ambigu a été renforcé (il est bon ou mauvais selon les cas), a été exploité dans les romans arthuriens[176]. Enfin, sous différentes métamorphoses, il est devenu le dieu des sorcières, autrement dit le Diable médiéval, cornu, sulfureux, et présidant le fameux Sabbat[177]. Comme quoi l’image d’une divinité peut franchir les siècles, même si l’on n’en connaît plus la signification exacte.

Au demeurant, on a retrouvé la statuette d’une déesse portant des bois de cerf à Broyes-les-Pesmes (Haute-Saône), actuellement au British Museum. Elle tient une corne d’abondance et une patère. Est-ce une version féminisée de Cernunnos ? A-t-elle quelque chose à voir avec la femme-biche, épouse de Finn et mère d’Oisin ? Il y a d’autres représentations de déesses accompagnant des animaux. La plus remarquable est la déesse Artio, du musée de Berne : c’est un groupe comprenant une femme assise, un énorme ours et un arbre. Artio provient de l’un des noms de l’ours en celtique, arto, l’autre nom étant matu. S’agit-il d’une déesse à l’ours, ou d’une déesse-ourse ? L’ours est l’emblème de la royauté, de la souveraineté. Le roi Arthur a un nom qui provient du même terme arto, et le roi Math de la quatrième branche du Mabinogi a le sien qui provient de matu. Mais le roi celtique n’est rien sans la « Souveraineté », souvent représentée dans les légendes par une femme qu’on épouse, ou avec laquelle on a des relations sexuelles, Guenièvre, en particulier, pour le roi Arthur. La déesse à l’ours de Berne n’est-elle pas la figuration symbolique du roi-ours, à l’abri de l’arbre druidique, devant la Souveraineté divine ? Le roi Math, d’après le Mabinogi, ne peut vivre, en tant de paix, que les pieds dans le giron d’une jeune fille vierge[178]. La reine Medbh de Connaught, dont le nom signifie « ivresse », et qui représente assez bien la Souveraineté telle qu’elle a été pensée symboliquement par les Celtes, prodigue, comme disent les textes, « l’amitié de ses cuisses », non seulement à son mari, le roi Ailill, mais à tous les guerriers dont elle a besoin. La reine Guenièvre, avant que les écrivains courtois ne la figent dans ses amours avec Lancelot, avait ce même caractère, et ses rapports avec les chevaliers arthuriens sont plutôt ambigus. Il faut dire que la fine amor, ou « amour courtois », s’il est une exaltation de la féminité, est aussi et surtout la reconnaissance de la notion de souveraineté incarnée par la Femme[179]. Tout cela est le souvenir et la résurgence très forte, à certaines époques, d’un état social antérieur à l’arrivée des Indo-Européens patriarcaux, où les principes gynécocratiques étaient sinon plus développés, du moins aussi importants que les principes androcratiques.

Mais il y a d’autres représentations de déesses accompagnées d’animaux. Un bronze des Ardennes, conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, nous montre une femme chevauchant un sanglier, et l’on croit qu’il s’agit de la déesse Arduinna, éponyme des Ardennes. En vertu du symbolisme du sanglier, ce serait davantage une divinité guerrière que chasseresse. Dans la tradition galloise, le thème d’un lien entre une femme divine et le sanglier apparaît nettement, en particulier dans certains épisodes du récit archaïque de Kulhwch et Olwen[180]. Mais il y a aussi la Déesse aux Oiseaux, telle qu’on la voit sur une des plaques du Chaudron de Gundestrup. Cela fait penser à la Morrigane-Bodbh, à la fée Morgane, et à la Rhiannon de la tradition galloise dont les oiseaux endormaient les vivants et réveillaient les morts[181]. Et puis, bien sûr, il y a cette Épona gallo-romaine dont le nom prouve la parenté avec le cheval. Le problème est que le mot Épona semble une transcription brittonique (avec remplacement du Kw en P) d’un terme latin dérivé de equus, « cheval ». Il est vrai que, traditionnellement, la plupart des rois irlandais, historiques ou mythiques (même le Dagda, Éochaid Ollathir), portent le nom d’Éochaid qui semble provenir d’un ancien ekwo indo-européen : ce serait donc un roi-cheval, ou un roi-cavalier[182]. Néanmoins, cette Épona se rattache d’une façon ou d’une autre à un thème chevalin, tout comme la galloise Rhiannon et l’irlandaise Macha[183].

De toute façon, les rapports des divinités celtiques avec les animaux sont constants, et il faudra y revenir à propos d’un possible totémisme chez les Celtes, ainsi qu’à propos des probables composantes chamaniques du druidisme. Mais, sur un plan strictement sociologique, cette familiarité avec les animaux s’explique parce que les Celtes sont avant tout des peuples chasseurs et éleveurs. Surtout en Irlande, où il n’y a pas de dieu de la troisième fonction spécialisé dans l’agriculture. Il ne semble d’ailleurs pas qu’il y en ait en Gaule, à moins que Cernunnos ne remplisse cet office. Dans la tradition galloise, le personnage d’Amaethon, fils de Dôn, et frère du forgeron Govannon, peut être considéré comme une image de la divinité agraire. Mais on ne sait à peu près rien sur lui, sinon que son nom signifie « laboureur », ce qui ne prouve pas grand-chose. On pourrait en dire autant du Mac Cecht irlandais, le « Fils de la Charrue », qui constitue la seule allusion à l’agriculture dans le panthéon des Tuatha Dé Danann. Cependant, le nom d’Amaethon constitue une indication précieuse : il provient en effet d’un même terme que le gaulois ambactos (César, VI, 15) qui signifie « serviteur ». Cela nous montre assez clairement que l’agriculture était tenue pour une fonction subalterne, confiée non pas à des citoyens, mais à des serviteurs, pour ne pas dire des esclaves. Il est même possible de prétendre que les Celtes, élite guerrière, intellectuelle et artisanale, ont abandonné les travaux des champs aux populations autochtones qu’ils ont asservies en Europe occidentale. Cela expliquerait l’absence remarquable d’un dieu agraire dans la mythologie celtique.

Mais il n’y a pas non plus de dieu de la mer. Les représentations gallo-romaines de Neptune ne concernent que le patronage des sources ou des rivières. Il n’y a aucune connotation avec le domaine maritime. En Irlande, on trouve bien le nom de Nechtan, mais c’est la transposition gaélique de Neptunus. De plus, c’est l’un des surnoms d’Elcmar, lui-même doublet noir du Dagda. Or, Elcmar-Nechtan est le maître, non pas de la mer, mais de la source merveilleuse de Segais. Il semble que les Celtes, particulièrement les Irlandais, aient ignoré la mer. Et, de fait, contrairement aux idées reçues, tous les peuples celtes, sauf les Vénètes, sont des terriens qui méprisent la mer ou qui la craignent. Il faudra y revenir à propos d’hypothétiques héritages d’une civilisation atlantique (pour ne pas dire atlantéenne).

La tradition irlandaise nous présente pourtant un dieu qui prête à confusion. Il s’agit de Mananann mac Lir, qui se reconnaît dans la tradition galloise sous le nom de Manawyddan ab Llyr. Lir ou Llyr a le sens de « flots », « océan », mais le nom de Mananann-Manawyddan est lié à celui de l’île de Man, signifiant proprement le « mannois ». On a souvent dit que c’était le dieu éponyme de cette île, actuellement encore très gaélique[184], à mi-chemin entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, mais il semble au contraire que ce soit l’île qui ait donné son nom au personnage. Il appartient à l’état-major des Tuatha Dé Danann, et s’il ne participe pas à la bataille de Mag Tured, il apparaît dans de nombreux récits irlandais comme un personnage considérable. Il dit lui-même à Oengus Mac Oc : « Je suis le roi de vos rois, l’aîné de vos armées, la lumière de vos bataillons et le prince de vos champions »[185]. Il se déclare également le fils adoptif du Dagda. Après la bataille de Tailtiu qui vit la défaite des Tuatha Dé Danann devant les Gaëls, il devient le chef suprême des Tuatha : « On leur amena le noble roi suprême Mananann à la grande puissance, afin qu’il prît conseil et avis. L’avis de Mananann aux guerriers fut de se disperser dans les sidhe et de s’établir dans les collines et les belles plaines d’Irlande. Mananann partagera entre les nobles leurs résidences dans les sidhe… Et il fit le feth fiada, le festin de Goibniu, et les porcs de Mananann pour les guerriers, c’est-à-dire que par le feth fiada on ne pouvait plus voir les princes, que par le festin de Goibniu, les rois suprêmes étaient sans âge et sans déclin et que les porcs de Mananann pouvaient être tués, mais qu’ils étaient vivants pour les guerriers. Mananann enseigna aux nobles à installer leurs résidences féeriques et à disposer leurs forteresses de façon qu’elles ressemblassent à la demeure de la belle Terre de Promesse et à la belle Émain Ablach »[186].

Ainsi Mananann est-il le chef suprême des Tuatha Dé Danann qui résident à la fois dans les sidhe, c’est-à-dire les tertres mégalithiques d’Irlande, et dans les îles plus ou moins mythiques qui entourent l’Irlande. Il régit la « Terre de Promesse », nom général de l’Autre Monde celtique, qui n’a rien d’un « au-delà », qui est réellement un autre monde avec lequel on peut communiquer dans certaines conditions. Il est aussi le maître du Festin de Goibniu, qui est un festin d’immortalité auquel il attribue des porcs merveilleux qui renaissent perpétuellement. Il est enfin l’incantateur du feth fiada, ce charme magique qui donne aux Tuatha le don d’invisibilité lorsqu’ils circulent parmi les humains et qu’ils ne veulent pas se faire voir. De nombreux contes populaires ont gardé le souvenir de ce feth fiada, notamment en Bretagne, à propos des fées[187]. Mananann réside le plus souvent dans la Terre de Promesse, où il est marié avec la déesse Fand, dont le nom veut dire « hirondelle », mais il connaît des mésaventures conjugales, notamment à cause de Cûchulainn[188]. Il intervient fréquemment dans les affaires humaines, comme une sorte d’Odin-Wotan, ou de Merlin. Il est, en particulier, le père du héros Mongan, dont certains récits nous racontent la très curieuse histoire[189]. Le héros Bran, fils de Fébal, le rencontre sur la mer, et Mananann lui fait une admirable description d’Émain Ablach[190].

Le Manawyddan gallois n’a pas, semble-t-il, la même importance. Il est le héros de la troisième branche du Mabinogi, où il se révèle magicien et maître-artisan. Il épouse la déesse Rhiannon[191]. Il est souvent cité dans les poèmes attribués au barde Taliesin. Dans un conte plus récent[192], il devient l’oncle du héros Caradawc, qui est peut-être le Caractacos historique de Tacite ou le Caradoc des romans arthuriens : il construit une étrange prison de forme ronde avec tous les ossements des Romains tués en Grande-Bretagne, prison destinée aux traîtres, aux Pictes et aux Saxons. Dans cette tradition galloise, il est le frère de Brân le Béni, maître du Chaudron de Résurrection.

Mananann-Manawyddan apparaît toujours comme venant d’ailleurs, c’est-à-dire de la « Terre de Promesse », située traditionnellement au-delà de la mer. C’est pourquoi on en a fait un « fils des flots » (Llyr ou Lir, qu’il ne faut pas confondre avec le roi dont Geoffroy de Monmouth raconte les malheurs, dans son Historia, et qui est devenu le roi Lear de Shakespeare), voulant marquer par là son appartenance à l’Autre Monde. De la même façon, on lui a donné le surnom de « Mannois » parce que l’île de Man est symboliquement au-delà de la mer, aussi bien pour les Bretons que pour les Irlandais, et de toute évidence, un milieu entre les deux pays. D’ailleurs Mananann-Manawydan n’est qu’un surnom, sans doute assez récent : il faudrait peut-être chercher le nom qu’il portait avant. C’est possible. Il s’agit de Mider, maître du sidh de Bri-Leith, un des Tuatha Dé Danann qui n’apparaît pas souvent mais qui est cependant signalé comme roi de Mag Mor, la « grande plaine », variante d’appellation de l’Autre Monde.

En effet, les différentes versions de La Courtise d’Étaine[193] nous montrent les deux personnages interchangeables, et c’est la version la plus christianisée qui met en scène Mananann. Il est plus que probable que Mider était le nom primitif, d’autant plus que le nom se retrouve en Gaule de l’est, dans l’épigraphie et la statuaire gallo-romaines. Un bas-relief de la forêt de Haguenau présente un guerrier qui tient une lance de la main gauche et qui appuie la droite sur une tête de taureau. L’inscription est : deo Medru Matutina Cobnerti filia. Cela suppose donc un dieu Medros, dont le nom peut provenir de la racine med, « mesure », ou mid, « hydromel » ou, par extension, « ivre ». Ce serait, dans ce cas, une allusion au festin d’immortalité qu’il entretient grâce à ses porcs qui renaissent toujours. À moins que ce ne soit le « Médiateur », rôle que Mananann semble jouer parmi les Tuatha Dé Danann. On retrouve d’ailleurs ce Medros dans un autre bas-relief de Gunstett, près de Wörth, où sa tête est casquée, et sur une inscription trouvée à Rome, en l’honneur de Toutatis Medros. Dans l’une des versions de la Courtise d’Étaine, il perd un œil par suite d’une maladresse dont il rend responsable son fils adoptif Oengus, mais il est guéri par Diancecht. Le fait d’être éborgné le rend inapte à la royauté, mais comme Nuada, et toujours grâce à Diancecht, il retrouve sa puissance en même temps que sa dignité. Sans doute y a-t-il là le souvenir d’une épreuve d’initiation ou de régénération analogue à celle subie par le Roi-Pêcheur de la Quête du Graal. Mider, en tout cas, devient l’époux d’Étaine, double de Boinn, et donc de Brigit. Il la perd par suite des artifices de sa première épouse, la magicienne Fuamnach, mais il finit par la reconquérir sur le roi Éochaid, doublet du Dagda, et s’envole avec elle, sous forme de cygne[194].

Mananann-Mider apparaît donc comme un grand dieu, mais au lieu de régner sur une société divine conquérante, il se contente d’équilibrer un groupe de dieux déchus et littéralement occultés dans un Autre Monde. Encore une fois, cet Autre Monde n’est pas le royaume des Morts, il est un ailleurs qui est concomitant à ce monde-ci, avec possibilité d’interpénétration. C’est pourquoi aussi Mananann se doit d’équilibrer les rapports entre les siens (les Tuatha) et les humains. Son aspect le plus caractéristique serait donc celui de médiateur, que le nom de Mider traduit assez bien. Mais on ne peut guère lui attribuer une fonction précise dans le cadre de la tripartition : il n’est plus un dieu « social » comme la plupart des divinités celtes : il est « hors-société », dans une position d’attente, prolongeant la vie et l’activité des dieux et attendant le moment propice pour reparaître au grand jour et rétablir la puissance divine. C’est le sens au « don d’invisibilité » dont il revêt les dieux. Les dieux sont là, toujours présents, mais on ne les voit pas. Ils sont, en quelque sorte, refoulés dans l’inconscient. Mais il suffirait de peu de chose pour les faire resurgir[195].